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montre dans les édifices, dans les coutumes, dans les cérémonies, avant d’apparaître dans la littérature. Quand elle y vient, elle ne se détache pas encore des autres genres, mais se loge au hasard dans l’épopée, dans la légende, dans le sermon. Vient-elle enfin à se constituer un domaine privé, elle s’enveloppe, pour le parcourir, d’une forme dramatique et vivante, et voyage incognito sous le nom de fabliau et de roman.

Le XIIIe siècle a pourtant quelques ouvrages qui se rapprochent, par la forme, de la satire, telle que les Romains l’avaient connue. Ce sont les bibles. Elles ressemblent à la satire latine par la marche didactique qu’elles adoptent, elles en diffèrent par leur tendance encyclopédique. Elles n’aspirent à rien moins qu’à censurer la société tout entière, tous les états et tous les vices. Il y a là quelque chose d’analogue au sermon, moins la gravité. Le titre de bibles lui-même est significatif. La satire n’avait pas encore eu de si hautes prétentions ; elle est désormais un ouvrage important, un livre, et même un livre qui prétend au respect et se pique de véracité.

Cette forme littéraire est due à Thibaut de Mailly, qui vivait dans la seconde moitié du XIIe siècle. Le chef-d’œuvre du genre appartient à Guyot de Provins. Guyot était fait pour la satire. Esprit délié et pratique, il saisissait finement les détails, sans tenir compte de l’ensemble. Myope moral, il distinguait bien, mais de près. L’éducation avait secondé la nature. Guyot, comme Ulysse, avait vu les mœurs et les villes de beaucoup d’hommes, il avait voyagé en Allemagne, en Palestine, visité les différens monastères, c’est-à-dire au moyen-âge les différentes nations, parcouru les châteaux, assisté aux cours plénières, connu les plus hauts barons, et, au milieu de tout cela, il avait gardé ses vertus et ses vices de moine encore plus fidèlement que son habit, car il changea d’ordre plusieurs fois, allant du blanc au noir, de Clairvaux à Cluny, toujours mécontent, toujours médisant, toujours malin ; bonhomme au demeurant, et modéré même dans ses malices ; prêchant l’aumône et l’humilité, vivant de l’une et souhaitant l’autre à ses supérieurs, aimant son bien-être par-dessus toutes choses et abhorrant tout ce qui ressemblait au danger, adorant les bons morceaux et la dive bouteille ; Rabelais du moyen-âge avec la décence de plus et le génie de moins.

Le premier objet de ses invectives, ce sont les seigneurs de son temps, gens grossiers et durs qui sont loin de valoir les vilains. Rien de plus original que le tour qu’il emploie pour exprimer le petit nombre des bons princes :

Où sont les sages et les preux ?
S’ils se trouvaient tous en feu,
Aucun prince, à ce que je cuid (pense),
Ne serait ni brûlé ni cuit.
Mais, si les félons y étoient
Et tous ceux qui en Dieu ne croient,
Et les vilains et les pelés,
Bien des princes seraient brûlés.
Jamais si loyal feu ne fût,
Car ils vaudraient mieux cuits que crus.

Après avoir réglé des comptes avec les princes temporels, le moine audacieux ne reculera pas davantage devant les seigneurs de la hiérarchie cléricale. D’abord