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côtés l’on cria : « Qu’on le tue ! qu’on le tue ! » Le président agita son mouchoir, et tout aussitôt une fanfare retentit. Alors le Chiclanero (c’est-à-dire né à Chiclana), ce jeune homme qui venait de sauver la vie à Gallardo, s’avança vers la loge du président. Le Chiclanero, qui est le neveu et le meilleur élève du grand Montès, est un joli garçon de vingt-cinq ans, de la plus svelte tournure. Il portait un élégant costume de satin vert, tout brodé d’argent, bas de soie roses, manchettes de Malines, escarpins irréprochables ; d’une main il tenait une longue épée nue et un petit voile écarlate (la muleta). J’ai voulu manier une épée de matador. C’est une lame du meilleur acier de Tolède, droite comme une latte de cuirassier, aussi longue, aussi lourde, plus étroite seulement, et coupant des deux côtés jusqu’en bas. La garde forme une croix, et la poignée, très courte, garnie de plomb et recouverte de drap rouge, s’arrondit comme un anneau, de façon à présenter un point d’appui à la paume de la main. Arrivé sous la loge du président, le matador demande la permission de tuer le taureau au nom de la liberté, de la reine, de la constitution ou de toute autre chose également respectable. La permission accordée, il jette en l’air son bonnet (sa montera), et se mêle aux banderilleros, qui continuent d’exaspérer l’animal. En apercevant le voile écarlate, couleur qui lui est particulièrement odieuse, le taureau se précipite ordinairement sur le matador ; alors les chulos s’écartent, et le duel commence. Pour le spectateur encore novice, c’est le moment de l’une des émotions les plus violentes qu’il soit possible de supporter. Ce jour-là, les habitués les plus endurcis tremblaient comme moi, et ce n’est pas sans raison, comme je vais vous le dire.

La tauromachie a été fondée sur la stupidité du taureau, et particulièrement sur la manière dont sont disposés chez lui les organes de la vue. Ayant les yeux placés de chaque côté de la tête, le taureau voit très bien un objet qui est à sa droite ou à sa gauche, ou même devant lui, à un assez grand éloignement pour que ses deux rayons visuels convergent et se réunissent sur cet objet ; mais il ne peut fixer et il entrevoit très confusément un homme posé juste en face de lui à une très courte distance. Quand l’espada s’avance droit vers le taureau et lui présente, à trois pas, son voile rouge, il lui donne le change aisément et le fait fondre sur les plis flottans de la muleta, tandis qu’il s’esquive en l’écartant de son corps. Cette muleta est donc un véritable trompe-l’œil. Le matador tient l’épée de la main droite et la muleta de la gauche. Il se place en face et à peu de distance du taureau, brusquement, sans se faire voir de loin, et il s’avance, présentant devant lui sa muleta. Le taureau se précipite tête baissée, en reniflant, sur le voile rouge, et, dans son élan, passe à droite de l’homme, presque sous son bras, et si près, que la corne effleure son habit, et même a quelquefois enlevé son