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plus d’un exemple. Toutefois il ne faudrait pas s’attendre à trouver toujours dans ce poète un peintre fidèle de son époque. Il écrit en vers latins, c’est-à-dire qu’il s’inspire plus de sa mémoire que de ses yeux ; il est plus jaloux de dérober un hémistiche à Perse qu’un tableau naïf à la vie réelle qui l’entoure. Pour donner une idée de la compassion que mérite le sort des écoliers, il va nous parler longuement des chevaux de Diomède et de l’autel de Busiris. Rempli de lieux-communs antiques, il ne connaît pas cette grossière et aimable franchise de la langue vulgaire. Dans la rudesse raffinée de son savant langage, il n’a pas même les avantages de la barbarie. On trouve déjà chez lui les interminables descriptions du Roman de la Rose ; on y remarque un long discours de dame Nature expliquant ses secrets, discours qui pourrait bien avoir servi de modèle à Jean de Meung. Le plan de ce poème appelle un rapprochement plus singulier encore : il ressemble à celui des derniers livres de Rabelais. Archithrenius, ou maître Pleureur, le héros de d’Antville, est aussi un voyageur satirique, une manière de Panurge larmoyant, qui visite le monde, trouvant partout à redire, ou plutôt à pleurer, jusqu’à ce qu’il arrive à l’oracle souverain qui met un terme à ses douleurs. Seulement, la panacée d’où sort sa guérison n’est pas la dive bouteille, mais une douce et charmante vierge qui va devenir son épouse. Nous ne sommes qu’au commencement du XIIIe siècle, nous touchons encore aux beaux temps des rêves chevaleresques : Panurge se mariera.

Il n’en sera pas moins médisant pour cela. Sur la colline de la Présomption, Archithrenius rencontre de jeunes prélats efféminés qui achètent par centaines les épouses du Christ (les églises ou abbayes) que doit régir leur bâton pastoral ; et sur la montagne de l’Orgueil, que Bonamy a prise assez plaisamment pour le palais des Thermes, le triste voyageur découvre auprès des nobles, habitans ordinaires de ce lieu, des moines qu’il nous dépeint avec une singulière complaisance :

Vois ce moine arrondir son arrogant sourcil.
Le front haut, l’œil baissé, mais glissant de profil.
L’orgueil gonfle son sein plus qu’un repas de fête ;
Son ventre est ballonné d’une double tempête
L’Ivresse y met du vin, la Vanité, du vent.
Manque-t-il un monarque au sceptre du couvent :
Notre moine en son cœur saisit la place vide,
Avec la crosse absente unit sa main avide :
Prieur en espérance et despote en projets,
Il règne sans rival dans sa cour sans sujets[1].

Les moines furent exposés au premier feu de l’insurrection. Jadis dépositaires de toute culture intellectuelle, les anciens couvens avaient merveilleusement travaillé à se rendre inutiles : la science, nourrie dans les cloîtres, finit par en sortir, et les terrains qu’elle laissa en friche se couvraient de mauvaises herbes, vaste pâture pour la satire. Rome alors, avec cette sagacité profonde qui la distingue,


  1. Ecce supercilium monachi lunatur in altum ;
    Sublimis rapitur vultus ; declivis ocellus, etc.