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dit Guillaume de Malmesbury, rêve qu’on l’étrangle avec ses longs cheveux ; à son réveil, le nouvel Absalon n’a rien de plus pressé que de se faire raser la tête, et presque tous ses compagnons d’armes imitent son exemple.

Les évêques eurent quelquefois à combattre des inventions plus bizarres, et leur éloquence prenait alors merveilleusement la couleur du sujet. Milon, évêque de Térouanne, prêchant contre le luxe des femmes, leur disait : « Il ne convient pas aux dames chrétiennes d’avoir des robes traînantes qui ne sont bonnes qu’à ramasser la poussière. Sachez, mes chères dames, que si, pour balader les rues, vous aviez besoin de longues queues, la nature y eût pourvu par quelque semblable ornement. » Au reste, il y eut des dames qui voulurent réparer à la lettre cette omission de la nature, et qui, n’ayant pas le moyen de faire à leurs robes des queues d’étoffe, y attachaient, dit un contemporain, des queues d’animaux, afin qu’il ne fût pas dit qu’elles en fussent totalement privées.

Le XIe siècle ne manquait pas, on le voit, de la matière satirique, de ce que j’appellerai la satire en suspension, n’attendant, pour se précipiter sous une forme littéraire, qu’un puissant réactif, un écrivain tel que Juvénal ou Perse. C’est le vœu qu’exprime Orderic Vital, à qui nous devons plusieurs de ces détails. Il cite néanmoins par leurs noms deux poètes satiriques contemporains, Gervius Grossinus, « fougueux écrivain, qui attaqua par l’hyperbole la perversité effrénée dont il contemplait les progrès, » et Blitero, natif de Flandre, « qui, par ses vers élégiaques, caractérisa éloquemment les malheurs de l’humanité. Beaucoup d’autres savans lettrés, » ajoute-t-il, « se sont répandus en plaintes sur les crimes et les malheurs de ce siècle ; » et, pour nous consoler de leur perte, Orderic déclare qu’il en a tiré la substance de son ouvrage. Nous pouvions donc, sans sortir de notre sujet, lui faire quelques emprunts, puisqu’il ne fait qu’abréger des poètes satiriques aujourd’hui perdus pour nous.

La satire ne quitta pas la chaire chrétienne pendant tout le moyen-âge. Nous la retrouvons dans toute sa verve et dans son impudente audace chez les prédicateurs du XVe siècle, chez les Menot, les Maillard, les Raulin. C’est encore aux riches et aux princes qu’elle aime à lancer ses plus amers sarcasmes. La vieille féodalité est abattue ; les oppresseurs sont changés, mais l’oppression survit, et avec elle la parole courageuse du peuple en froc qui la réprouve.

Dans l’intervalle, l’inspiration chevaleresque avait cessé avec la domination féodale. Les croisades avaient été l’apogée de leur splendeur et le principe de leur décadence. Quand les Urbain, les Foulques, les Bernard, conduisaient les barons français à ces lointaines entreprises, à leur insu ils entraînaient la chevalerie à sa mort. Elle demeura ensevelie dans le tombeau divin. Peu à peu se turent ces primitives chansons de gestes, qui avaient charmé une génération héroïque. Au lieu de ces ménestrels ambulans et improvisateurs qui allaient de castel en manoir remplir de leurs chants épiques le vide des tournois et des guerres privées, parut une génération d’écrivains, poètes sédentaires, beaux esprits savans, qui ne chantèrent qu’avec la plume ; alors s’introduisit peu à peu la fade et cléricale allégorie. Au lieu de Roland et d’Arthur, on ne parla plus que de Dangier et de Bel-Accueil. Heureusement, dans les rangs du peuple, au joyeux foyer des compères de la nouvelle commune, venait souvent s’asseoir quelque bon vieux jongleur. Là, tandis que se choquaient les hanaps remplis de vin de Brie, il répétait d’un ton narquois quelques-uns de ces jolis contes qu’il