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civilisation latines ne pouvait comprendre cette façon chevaleresque de percevoir l’impôt, ce système de contributions directes très usité à cette époque, témoin les exploits des Burchard, des Eudes, des Milon, des Hugues de Pomponne, et de presque toute la haute noblesse contemporaine des premiers Capétiens.

Il n’était pas encore tombé en désuétude au XIIIe siècle. Jacques de Vitry, évêque, cardinal et légat, nous montre les seigneurs de son temps, malgré les titres pompeux et les dignités dont ils s’enorgueillissent, ne dédaignant pas d’aller à la proie et d’exercer le métier de voleur. Ils font ordinairement mettre en prison et charger de chaînes des hommes qui n’ont commis aucun délit, et leur font endurer des tortures cruelles pour leur extorquer de l’argent. « Les nobles, ajoute-t-il, sont semblables aux chiens immondes, qui, toujours affamés, disputent aux corbeaux voraces la chair des cadavres. »

Ce n’était pas seulement le pape, le chef de la chrétienté, qui, par lui-même ou par ses légats, se croyait le droit de réprimer les crimes des puissans : la censure appartenait à quiconque dans les rangs du clergé sentait la double inspiration du talent et du zèle. Bernard, abbé de Clairvaux, élevait au milieu des évêques et des rois une voix respectée : « Malheur à nos princes, s’écriait-il, impuissans pour le bien et puissans pour le mal ! » Le simple moine ose attaquer Suger jusque sur les marches du trône, et lui reprocher son faste royal. « J’ai vu un abbé, dit-il, marcher à la tête de plus de soixante cavaliers qui lui servaient de cortége. Au luxe qu’étalent les abbés, vous les prendriez, non pour des supérieurs de monastères, mais pour des seigneurs de châteaux, non pour des directeurs de consciences, mais pour des gouverneurs de provinces. » Ce qu’il y eut de remarquable dans cette leçon morale, c’est qu’elle réussit. Suger réforma l’appareil mondain de sa maison. La libre parole de saint Bernard montait même plus haut que le ministre. Louis-le-Gros semblait-il porter la moindre atteinte à l’indépendance cléricale, le pape usait-il de quelques mesures conciliatrices envers le roi, aussitôt l’abbé de Clairvaux réprimandait le roi, réprimandait le pape ; seul contre tous et fort de sa vertu, il faisait triompher en face des puissances officielles un pouvoir nouveau et inconnu dans ces temps barbares, celui de la pensée et de l’autorité morale.

Que manque-t-il à de telles invectives pour en faire de véritables satires ? Ce n’est à coup sûr ni l’audace de l’esprit, ni la verve caustique et un peu déclamatoire du langage. On y trouve même quelquefois la forme rhythmique, ce qui achève de ranger la satire cléricale dans les cadres ordinaires de la littérature. Nous avons deux de ces pièces latines du XIe siècle, l’une d’Adalbéron, évêque de Laon, l’autre d’un auteur inconnu, mais appartenant sans doute aussi à l’ordre ecclésiastique. Celle d’Adalbéron est écrite en hexamètres assez barbares, dans lesquels on retrouve pourtant le souvenir des anciennes traditions métriques. À travers l’obscurité presque impénétrable du style, on y distingue quelques traits heureux. L’évêque s’indigne de voir élevés aux dignités ecclésiastiques des soldats illettrés. Tout à l’heure nous avons entendu un trouvère tourner en ridicule le vilain qui se glissait dans les rangs de la noblesse : les deux sociétés régnantes s’enveloppent d’un cordon sanitaire ; elles repoussent les intrusions qui violent leur principe, l’une la roture, l’autre l’ignorance. Adalbéron est surtout plein de verve quand il se moque des moines transfuges qui, à la suite d’Odilon, abbé de Cluny, prenaient les mœurs et les allures de la société féodale :