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les genres littéraires qu’elle a produits n’ont rien de commun avec les genres antiques. On sent que ces formes nouvelles ne sont pas dues à l’imitation et, pour ainsi dire, à la pression extérieure d’un moule : c’est une fermentation interne qui les a fait jaillir, c’est une force de soulèvement qui les a projetées au dehors. L’ignorance a rompu la chaîne des habitudes littéraires, comme l’invasion a brisé les constitutions politiques. L’Europe s’est rajeunie par la barbarie ; la nature parle haut dans le demi-silence des traditions.

C’est surtout dans les sujets légers et satiriques que brilla cette originalité. Nos trouvères y furent vraiment poètes, parce qu’ils songèrent peu à l’être. Ils écrivirent sans prétentions ; ils furent naturels et charmans. C’est qu’ici les impressions naissaient des objets mêmes ; il y avait peu de distance entre la chose et le mot, l’une donnait l’autre. Les sujets sérieux leur imposaient davantage : il semblait que pour les traiter il fallût être un savant de profession. Ils furent donc réservés trop souvent à la société cléricale, latine, érudite, autant qu’on l’était alors. Celle-ci y jeta tout ce qu’elle avait de science et de génie, et ce tout fut trop peu. Au contraire, les sujets badins que dédaignait la langue latine étaient abandonnés à cette bonne vieille sève d’esprit gaulois. Ce fut pour eux un bonheur : ils poussèrent à l’aventure, et, pour ainsi dire, en plein vent, avec une fécondité singulière et un goût de terroir exquis.

En effet, la satire du moyen-âge ne ressembla nullement à celle de l’antiquité. Celle-ci s’était faite à l’image de Rome, qui, au milieu de ses plagiats universels, avait pourtant créé ce genre. Dans la ville du Forum, la satire fut une variété de la harangue, un plaidoyer moqueur. Ennius, Noevius. Pacuvius, pauvres Grecs qui ne pouvaient monter à la tribune, montaient à la satire. Le chevalier Lucilius écrivait ses trente livres, comme le sénateur Caton ses cent cinquante discours. Le poète et l’homme d’état avaient le même but et presque les mêmes moyens ; c’étaient deux censeurs.

La satire latine s’adoucit avec Horace ; elle ne parle plus sur la place publique, mais dans le cabinet du prince ; crier serait de mauvais ton. Le satirique devient un homme de goût, qui ménage ses forces et les diminue à dessein. Chez lui, point d’apprêt, point d’art apparent ; son ouvrage a les libres allures, les gracieux écarts d’une spirituelle causerie. Tout lui est bon pour entrer en matière : tantôt c’est un voyage, une partie de campagne qu’il vous raconte, tantôt c’est une nouvelle de la grande cité, médisante comme une petite ville. Vous vous livrez sans défiance à ce causeur sans préméditation, et, pendant qu’il vous entraîne à la dérive, vous parvenez insensiblement, en suivant la pente naturelle de votre esprit, à une bonne vérité morale, à un excellent principe littéraire, par où il vous faut passer bon gré mal gré, tant le courant est rapide, tant le fil de la conversation est irrésistible. Zoé Au temps de Juvénal, la satire romaine partage encore le sort de l’éloquence ; elle n’est plus qu’un exercice de l’école, elle déclame. Juvénal a la voix vibrante, mais c’est une voix de tête. On reconnaît un homme qui a entrepris de s’indigner, un rhéteur énergique qui compose des vers avec des crimes. J’entends chez lui peu de cris qui partent vraiment du cœur, et je ne suis pas bien sûr qu’il regrette beaucoup une corruption qui lui fournit de si admirables peintures.

La satire française du XIe au XIVe siècle naquit aussi des entrailles de la société