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et expérimentale des Müller et des Ehrenberg, et dont on peut juger les tendances d’après cette exclamation d’un de ses plus illustres fondateurs, qui, arrêté devant une maison en construction, s’écriait avec colère : « Comment est-il possible que les hommes bâtissent des maisons à quatre étages, eux qui n’en ont que trois : la tête, le corps et les jambes ! »

Toutefois, en rejetant ces conceptions purement idéales qui trop souvent nous égarent dans des espaces inconnus, l’empirisme scientifique doit-il s’interdire toute vue d’ensemble et se borner aux faits isolés ? Non, certes. Là où il n’y a point d’idée générale, il ne saurait y avoir de coordination ni par conséquent de progrès sûr et rapide. Une théorie qui embrasse tous ou presque tous les faits connus doit être acceptée avec reconnaissance. Fût-elle fausse, elle n’en rendra pas moins d’immenses services, elle aura joué pendant un temps plus ou moins long le rôle d’une vérité. La chimie, cette science si positive, où tout se voit, se touche et se pèse, nous offre à cet égard un exemple des plus frappans. A quoi lui servirent pendant des siècles les efforts de ses initiés, les veilles de ses alchimistes ? A découvrir quelques phénomènes que rien n’unissait, à entasser un certain nombre de recettes obscures qu’il fallait retenir isolément. Au milieu de cette agitation stérile et désordonnée, Stahl lance sa théorie du phlogistique, et soudain tout se coordonne ; les idées enfantent les idées, les faits se multiplient et viennent prendre une place assignée d’avance. En quelques années, un édifice majestueux s’élève là où n’existait naguère qu’un amas confus de matériaux. Pendant près d’un siècle, le phlogistique suffit à tous les besoins, à tous les progrès de la science, et pourtant cette doctrine était fausse du tout au tout. Dans les réactions chimiques où elle voyait une soustraction, c’était en réalité une addition qui s’opérait, et réciproquement. La balance démontra à la fois ce fait et l’erreur de Stahl ; mais la théorie de ce grand homme n’en avait pas moins fait faire à la chimie de véritables pas de géant : elle avait enfanté Berthollet, Scheele et Priestley ; elle avait rendu possible Lavoisier.

Tout en restant sévère pour les théoriciens, gardons-nous donc de repousser d’une manière absolue ces hommes à l’imagination ardente qui, dans leurs courses aventureuses, peuvent passer à côté du vrai, mais qui par cela même nous en rapprochent souvent. Demandons-leur de rester fidèles aux principes de la science moderne, de chercher leur point de départ dans l’expérience et l’observation, de ne jamais méconnaître l’autorité toute puissante des faits ; mais, à ces conditions, encourageons leurs efforts, bien loin de les blâmer. Sans eux, les sciences seraient encore dans l’enfance ; sans eux, elles seraient bientôt condamnées à l’immobilité. Quelque hardie que puisse nous paraître une idée, accueillons-la, examinons-la sérieusement toutes les fois qu’elle tend à