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inoui jusqu’alors[1]. Mais ces germes de prospérité ne devaient fructifier que dans l’avenir ; le présent était lourd et sombre, les impôts croissaient sans mesure ; le prince qui semait pour le peuple et se faisait peuple fut impopulaire. Il fit beaucoup souffrir et souffrit beaucoup lui-même dans sa vie de travaux, de ruses, de craintes, d’expédiens, de soucis continuels[2]. La bourgeoisie, dont les privilèges municipaux étaient la seule chose ancienne qu’il ménageât, lui fut fidèle sans l’aimer. Ses grandes vues, ses pensées de bien public, les nouveautés qu’il méditait, ne touchèrent que le petit nombre de ceux qui les apprirent de sa bouche, et qui étaient capables de les juger. L’opinion du temps n’a rien aperçu de ces choses, mais en revanche elle a saisi au vif dans Louis XI le portrait de l’homme extérieur, cette figure railleuse et sinistre que la tradition conserve, et impose encore à l’histoire.

Quelque salutaire que soit par intervalles, dans la vie des nations, le despotisme d’un homme supérieur, il est rare que son action prolongée n’amène pas, chez les contemporains, une fatigue extrême, qui les fait rentrer avec joie sous le gouvernement des esprits ordinaires ou dans les hasards de la liberté politique. La mort de Louis XI parut une délivrance universelle, et fut suivie de la convocation des états-généraux du royaume. Ce fut le 5 janvier 1484 que se réunit cette assemblée, à qui était remis d’un commun accord le pouvoir de juger souverainement l’œuvre du dernier règne, d’en condamner on d’en absoudre les actes, de faire et de défaire après lui[3]. Jamais, à aucune tenue des trois états, les conditions d’une véritable représentation nationale n’avaient été aussi complètement remplies ; toutes les provinces du royaume, langue d’oïl et langue d’oc, se trouvaient réunies dans une seule et même convocation ; l’élection, pour les trois ordres, s’était faite au chef-lieu de chaque bailliage, et, au sein des états, la délibération eut lieu, non par ordre, mais par tête, dans six bureaux correspondant à autant de régions territoriales. Jamais aussi, depuis l’assemblée de 1356, la question du pouvoir des états n’avait été si nettement posée et si hardiment débattue. Il y eut des éclairs de volonté et d’éloquence politiques, mais tout se passa en paroles qui ne purent rien, ou presque rien, contre les faits accomplis. On eut beau vouloir, en quelque sorte, effacer le règne de Louis XI, et reporter les choses au point où Charles VII les avait laissées en mourant, l’impulsion vers la centralité

  1. Mém. de Philippe de Commynes, t. II, p. 209. — Lettre au sieur Dubouchage, Histoire de Louis XI, par Duclos, t. IV, p. 449. -Voyez l’ordonnance du mois de septembre 1471 sur les mines, et celle du mois d’avril 1483 sur le même objet, Recueil des Ordonnances des rois de France, t. XVII, p. 446, t. XIX, p. 105.
  2. Mémoires de Philippe de Commynes, t. II, p 224. — Ibid., p. 277.
  3. Discours du chancelier Guillaume de Rochefort, Journal des états-généraux tenus à Tours en 1481 sous le règne de Charles VIII, rédigé en latin par Jean Masselin, édit. de M. Bernier, p. 54.