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Charles VII fut un de ceux-là ; il semble qu’il ait eu comme roi la conviction d’un devoir supérieur pour lui à tous les devoirs humains, d’un but où il devait marcher sans relâche, sans qu’il eût le temps de choisir la voie. Lui qui avait levé contre son père le drapeau des résistances aristocratiques, il se fit le gardien et le fauteur de tout ce que l’aristocratie haïssait ; il y appliqua toutes les forces de son être, tout ce qu’il y avait en lui d’intelligence et de passion, de vertus et de vices. Son règne fut un combat de chaque jour pour la cause de l’unité de pouvoir et la cause du nivellement social, combat soutenu, à la manière des sauvages, par l’astuce et par la cruauté, sans courtoisie et sans merci. De là vient le mélange d’intérêt et de répugnance qu’excite en nous ce caractère si étrangement original. Le despote Louis XI n’est pas de la race des tyrans égoïstes, mais de celle des novateurs impitoyables ; avant nos révolutions, il était impossible de le bien comprendre. La condamnation qu’il mérite et dont il restera chargé, c’est le blâme que la conscience humaine inflige à la mémoire de ceux qui ont cru que tous les moyens sont bons pour imposer aux faits le joug des idées.

Ce roi, qui affectait d’être roturier par le ton, l’habit, les manières, qui s’entretenait familièrement avec toute sorte de personnes et voulait tout connaître, tout voir, tout faire par lui-même, a des traits de physionomie qu’on ne rencontre au même degré que dans les dictatures démocratiques[1]. En lui apparut à sa plus haute puissance l’esprit des classes roturières : il eut comme un pressentiment de notre civilisation moderne, il en devina toutes les tendances, et aspira vers elle sans s’inquiéter du possible, sans se demander si le temps était venu. Aussi, dans le jugement qu’on porte sur lui, doit-on regarder à la fois ce qu’il fit et ce qu’il voulut faire, ses œuvres et ses projets. Il songeait à établir dans tout le royaume l’unité de coutume, de poids et de mesures ; sur ce point et sur d’autres, il se proposait d’imiter l’admirable régime civil des républiques italiennes. L’industrie, enfermée dans les corporations qui l’avaient fait renaître après la renaissance des villes, était toute municipale ; il entreprit de la faire nationale ; il convoqua des négocians à son grand conseil pour aviser avec eux aux moyens d’étendre et de faire prospérer le commerce ; il ouvrit de nouveaux marchés et provoqua la fondation de nouvelles manufactures ; il s’occupa des routes, des canaux de la marine marchande, de l’exploitation des mines ; il attira par des privilèges les entrepreneurs de travaux et les artisans étrangers, et en même temps, il tint sur pied des armées quatre fois plus nombreuses que par le passé, fit des armemens maritimes, recula et fortifia les frontières, porta la puissance du royaume à un degré

  1. Mémoires de Philippe de Commynes, édit. de Mlle Dupont, t. I, p. 83 et 84. — t. II, p. 273.