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cheval. Cette action, inspirée par la valeur extraordinaire d’un héros bizarre, donna naissance à un spectacle nouveau qui fut établi définitivement depuis cette époque, et que rendit bientôt célèbre la renommée du Cid et des chevaliers qui l’imitèrent. Ces combats, qui furent pendant long-temps un privilège de la noblesse, devinrent l’accompagnement indispensable de toutes les solennités publiques. Des bardes chantèrent les exploits des lutteurs, et les bibliophiles paieraient aujourd’hui son poids d’or un petit poème où fut célébré, en 1124, la fameuse course de taureaux qui eut lieu à l’occasion du mariage d’Alphonse VII avec Berenguela la Chica, fille du comte de Barcelone. Ce spectacle, jusqu’alors exclusivement espagnol, fut importé en Italie au commencement du XIVe siècle ; mais on dut bien vite le défendre, car, soit fatalité, soit maladresse ou manque d’habitude des combattans, les taureaux sortaient presque toujours vainqueurs de la lutte. Ainsi, dans la seule année 1332, dix-neuf seigneurs romains périrent dans le cirque, assurent les chroniques, qui, cela va sans dire, ne s’inquiètent pas du nombre des vilains qui furent éventrés autour d’eux. Il est à remarquer qu’en Espagne, où les taureaux sont d’une bravoure et d’une vigueur incomparables, de pareils accidens n’arrivent qu’à de longs intervalles, « tant sont grandes, conclut l’auteur, l’adresse et la valeur espagnoles ! »

On maintint donc les combats de taureaux avec une passion croissante, et sous le règne de Jean II la galanterie chevaleresque, à son apogée, donna un nouveau stimulant à la tauromachie. Ce genre de tournoi fut adopté par les chevaliers espagnols, et, au lieu de rompre une lance en champ clos contre un rival bardé de fer, ce fut la mode en Espagne de disputer de témérité dans la place, et d’aller, en habit de soie, affronter la fureur d’un taureau sauvage, pour un sourire de sa dame. Cette mode existait encore au XVIe siècle, car j’ai lu je ne sais où que Fernand Cortez, alors adolescent (sans doute vers 1500), assistant un jour à un combat très meurtrier où un taureau terrible décousait tous les combattans les uns après les autres, une dame, qui avait sans doute des droits sur le cœur du futur conquérant du Mexique, lança son bouquet sous les pieds de l’animal en fureur. La mort était presque certaine ; Cortez, sur un signe qui lui fut fait, n’en sauta pas moins bravement la barrière, ramassa le bouquet sous les cornes du monstre, et vint le jeter à la figure de la dame, lui exprimant ainsi tout à la fois son obéissance comme chevalier et son indignation comme amant.

Les souverains, en daignant prendre part eux-mêmes à ces joutes, firent pour elles plus encore que les sourires des dames ; mais ce qui acheva de les mettre tout-à-fait en honneur, ce fut la rivalité qui s’éleva entre les chevaliers espagnols et les seigneurs mores, dont plusieurs,