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Sait-on ce que répondait le baron des Adrets quand on l’accusait de cruauté ? Voici ses propres paroles : Ce n’est pas faire une action de cruauté quand on la rend ; que celle qu’on commence peut ainsi s’appeler, mais que l’autre en est une de justice ; que le seul moyen de faire cesser les barbaries des ennemis, c’était de leur rendre la revanche ; qu’un soldat ne peut avoir l’épée et le chapeau à la main tout ensemble. La modestie n’est pas bonne pour abattre des ennemis qui n’en ont point.

Entre Pierrelatte et Avignon, des Adrets apprend la perte de Grenoble ; Maugiron, lieutenant du roi, avait repris cette ville sur les protestans et en avait confié le commandement au baron de Sassenage. Des Adrets se hâte de courir vers Grenoble ; il ne s’arrête en route que pour châtier la ville de Saint-Marcellin et lancer les trois cents soldats de la garnison du haut d’une tour. Cette fois personne ne toucha à son plaisir favori ; il y apporta même du raffinement. Il avait pris la ville et la forteresse de Saint-Marcellin le 24 juin, jour de saint Jean-Baptiste. Placé à une meurtrière de la tour, il disait, à mesure qu’il voyait passer devant lui le corps d’un catholique précipité dans l’abîme par ses soldats : Mes respects à M. saint Jean-Baptiste. Ne m’oubliez pas auprès du grand saint Jean-Baptiste… Saint Jean-Baptiste vous soit en aide !

L’épouvante répandue par cet acte de barbarie lui rouvre les portes de Grenoble, où il ne reste que quelques jours. Le Beaujolais et le Forez remuent ; il court, il les écrase sous son talon. Seul le brave Montclar résiste dans le château de Montbrison, et ne se rend enfin qu’après une capitulation qui lui garantit la vie sauve ainsi qu’à cinquante de ses soldats. Le baron des Adrets tint de cette manière sa parole de général pendant son dîner sur la plate-forme de la tour, il ordonne qu’on lui amène un à un tous les prisonniers ; il les conduit lui-même jusqu’au bord, et les prie ensuite de vouloir bien se laisser tomber à deux cents pieds sous eux. Quarante-neuf cèdent à cette irrésistible politesse ; un seul revient à deux reprises sur ses pas avec une hésitation fort naturelle…

Quoi ! tu le fais en deux ? s’écrie le baron avec un sourire de pitié.

Je vous le donne en dix, réplique le soldat.

Cette repartie lui sauva la vie. Le baron acheva tranquillement son dîner.

Tant de crimes finirent par blesser les religionnaires eux-mêmes ; leur parti se décréditait par ce zèle poussé jusqu’au délire de la cruauté. Responsable à plus d’un titre des abominables excès du baron des Adrets, le prince de Condé envoya, en qualité de son lieutenant-général dans le Lyonnais, le Forez et le Beaujolais, Jean de Parthenai, seigneur de Soubise. Des Adrets, qui croyait mériter ce grade mieux que personne, vit dans ce choix une injustice et un outrage. Il en fallait bien moins pour l’irriter. L’histoire a recueilli avec une exactitude admirable