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fanatiques sont ordinairement couverts de haillons, suivant l’exemple des premiers apôtres de l’islamisme, qui marchaient déguenillés, en témoignage de leur désintéressement ? Ou bien enfin, faisant allusion aux habitudes de perfidie et de dissimulation reprochées aux Derkaoua, même par leurs coreligionnaires, doit-on chercher une interprétation dans le verbe derka, qui veut dire : il a voilé, il a dissimulé ? Il est d’autant plus difficile d’éclaircir ce doute, que le secret le plus absolu est recommandé aux Derkaoua, surtout en ce qui concerne leur société. Les renseignemens que M. de Neveu a obtenus sur les statuts et la composition actuelle de l’ordre proviennent de gens étrangers à l’association qui peut-être ne sont pas très exactement informés.

Les Derkaoua forment une secte anarchique et indisciplinable, qui, sous prétexte de ne reconnaître qu’un seul pouvoir, celui de Dieu, se place en opposition permanente avec les autorités humaines, quelles qu’elles soient. Leurs principaux statuts, dit M. de Neveu, « leur enjoignent de ne reconnaître que Dieu pour souverain, de détester tout homme exerçant un commandement politique sur ses semblables, de mépriser tout ce qui est étranger à la religion musulmane. Ils ne doivent séjourner dans les villes que pour y faire des choses utiles, ou accomplir des devoirs de piété. Il leur est recommandé de dormir, manger et parler très peu, de prier sans cesse, de ne pas écouter la médisance, de marcher à pied en choisissant de préférence les lieux déserts. » L’esprit d’insubordination éclate chez eux jusque dans la prière. Lorsque, dans leurs cérémonies religieuses, ils ont à chanter la grande profession de foi : La ilah illa Allah, ils accentuent fortement ces premiers mots, et se contentent de dire mentalement la seconde partie de la formule : Mohammed rassoul Allah, affectant ainsi de refuser au prophète lui-même les hommages qu’ils n’accordent qu’à Dieu.

Si l’on rencontre dans un lieu écarté un homme sombre, concentré, drapé fièrement dans un bournous sale et rapiécé, brandissant à la main un bâton à pointe ferrée en forme de lance, et portant autour du cou un chapelet à très gros grains, c’est un Derkaoui. Le bâton, le chapelet, sont des armes qui ne le quittent jamais, l’une pour sa défense contre les hommes, l’autre pour combattre l’enfer. Le fidèle qui veut devenir Derkaoui se présente en suppliant au chef de l’ordre. Celui-ci, posant sa main droite sur la tête du néophyte, et se couvrant les yeux de la main gauche, fait une prière à voix basse, et consulte ses pressentimens intérieurs, pour savoir si le postulant est vraiment digne de la faveur qu’il ambitionne. L’admission ou le refus n’est prononcé définitivement que dans une réunion générale des frères. Si le résultat est favorable, on prend date pour la cérémonie de réception. Au jour convenu, le postulant se présente à la mosquée. Après les invocations d’usage, le marabout suprême écrit quelques lignes, plie le papier, et le donne à