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range en ligne, on danse en beuglant avec un accent aussi guttural que possible le nom d’Allah. « Le bruit augmente, dit le témoin que je cite en l’abrégeant, les gestes les plus extravagans commencent ; les turbans tombent, laissant paraître à nu ces têtes rasées qui ressemblent à celles des vautours. Les longs plis des ceintures rouges se déroulent, embarrassent les gestes et augmentent le désordre. Alors les Aïssaoua, marchant sur les mains et sur les genoux, imitent les mouvemens de la bête. » Pasteur de cet étrange troupeau, le mokaddem arrive comme pour lui donner la pâture. Les uns reçoivent de lui des morceaux de verre qu’on entend crier sous la dent ; les autres, des épines, des chardons, des clous dont ils semblent se régaler. On en voit qui se mettent dans la bouche des scorpions, des serpens, qu’on tire de petits sacs de peau. On se passe de main en main des fers rouges sans se brûler ; on marche sans se blesser sur le tranchant des sabres ; c’est à qui excitera au plus haut point la religieuse terreur des assistans.

Pour les Européens, ces actes de folie furieuse, ces affreux repas, ne sont que des tours de jonglerie habilement pratiqués. Les Français ont remarqué, par exemple, que les Aïssaoua, auxquels on attribue, comme aux psylles de l’ancienne Afrique, le don de guérir les piqûres des bêtes venimeuses, ne s’en chargent jamais que lorsque le venin n’est pas mortel, et qu’au contraire ils semblent devenir introuvables lorsqu’on les appelle pour une blessure faite par un animal vraiment dangereux. Les reptiles qu’ils colportent en les présentant comme des vipères de l’espèce la plus nuisible ne sont que d’innocentes couleuvres, et, lorsque M. de Neveu a offert aux Aïssaoua de mettre avec eux la main dans le sac où ils enferment ces animaux, ils se sont hâtés de plier bagage et d’aller chercher leurs dupes parmi les enfans de Mahomet.

Les prétendus miracles de ces saltimbanques n’en sont pas moins, pour la populace algérienne, des articles de foi. On croit que les khouan d’Aïssa peuvent, sans risque pour leur vie, se nourrir des substances les plus malfaisantes, affronter les plus grands périls. On trouve le principe de cette croyance dans la légende de Sidi-Aïssa. Il lui était arrivé de régaler ses disciples avec du poison et des bêtes venimeuses. Après la mort du saint, l’empereur Mouleï-Ismaël, qui probablement avait encore sur le cœur l’aventure de Meknès, résolut d’en finir avec une secte dont il se défiait. Une grande fosse ayant été creusée par son ordre, il y fit jeter pêle-mêle tout ce qu’on put trouver de reptiles horribles, d’animaux malfaisans et immondes, et saupoudrer le tout, en manière d’assaisonnement, avec les poisons les plus subtils. Ayant ensuite convoqué les principaux sectateurs d’Aïssa, il leur ordonna de manger le repas qui avait été préparé à leur intention, sous peine, en cas de refus, d’être traités comme d’odieux imposteurs. Glacés d’horreur et d’épouvante, les frères se prosternent en poussant des cris de détresse, ou