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signature des grands dignitaires. Le croirait-on ? ce marché, que la fabuleuse tradition fait remonter à trois cents ans, est encore observé de nos jours. Chaque année, avant le 12 de maouled, le gouverneur de Meknès fait publier que tous les habitans de la ville, à l’exception des khouan de Sidi-Aïssa, doivent s’abstenir pendant sept jours de paraître dans les rues, et que toute contravention à cet ordre sera punie sévèrement. Il n’y avait qu’un moyen de se soustraire à cet emprisonnement d’une semaine : c’était de se faire affilier à l’ordre de Sidi-Aïssa, et c’est pourquoi la ville de Meknès a toujours compté et compte encore aujourd’hui autant d’Aïssaoua que d’habitans. On avouera que ce moyen de recrutement est original, et que, si le jésuite musulman avait prévu le résultat, il était digne de son nom.

On conçoit qu’après cette expérience, Sidi-Aïssa ne fut plus inquiété. Objet d’une vénération craintive et superstitieuse, il termina paisiblement ses jours à Hameria, fascinant les peuples par des actions surnaturelles, développant autour de lui ce fanatisme grossier, cet amour du merveilleux, qui sont les traits distinctifs de sa secte. Son corps repose depuis trois cents ans à Hameria dans une mosquée dont il dirigea lui-même la construction.

Meknès, berceau de l’ordre des Aïssaoua, est encore aujourd’hui la résidence de leur chef suprême. Les khouan de Sidi-Aïssa forment, dans plusieurs lieux du Maroc, la majorité de la population. Ils sont assez nombreux dans la province d’Oran, où ils possèdent, au nord de Takdempt, dans le pays des Flitas, une zaouïa très importante. Leur nombre diminue dans la province d’Alger. On en compterait à peu près cinquante à Constantine. Leur influence se relève à Tunis. Ils ne paraissent pas unis, comme les autres ordres, par les liens sympathiques de la prière et des œuvres pieuses. Chez eux, tout est extérieur : ils subjuguent la foule en l’effrayant par des pratiques sauvages, par une frénésie qui a quelque chose de contagieux. Comme leurs cérémonies consistent surtout en jongleries dont ils seraient victimes, s’ils ne les exécutaient pas avec une grande dextérité, chaque initié se voue à une spécialité et y fait son apprentissage sous la direction d’un des anciens de l’ordre. Représentons-nous, d’après le tableau qu’en trace M. de Neveu, une fête religieuse des Aïssaoua. Accroupis en cercle dans la cour intérieure d’une maison, ils commencent par faire entendre un murmure lent et grave. C’est une invocation à la louange de Dieu et à la mémoire de leur patron. Ce bourdonnement, de plus en plus marqué, dure très long-temps. Peu à peu le mokaddem, puis les frères, prennent des timbales et des tambours de basque : le rhythme s’anime, le chant se caractérise ; un crescendo, nourri par une exaltation croissante, dégénère en un vacarme assourdissant. Au bout de deux heures, on n’entend plus que des rugissemens féroces. Alors on se lève, on se