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pouvait être exactement connu. A Venise, on se plaignait, du temps de Bodin, que la noblesse fût réduite à moins de 5,000 têtes. Au commencement du XVIIIe siècle, et quoique beaucoup de noms nouveaux eussent été inscrits au livre d’or, on n’en comptait plus que 1,500. En Suède, où 2,400 écussons étaient suspendus dans la salle des états, il n’y avait plus, il y a un demi-siècle, que 1,100 familles nobles. Même remarque pour la Hollande ; on cite même une province, celle de Zélande, où il ne reste plus une seule des familles anciennement inscrites sur les registres de l’ordre équestre. La pairie anglaise compte très peu de maisons qui remontent au temps des Tudors. On a remarqué à Genève que les noms qui ont le plus contribué à l’illustration de la ville pendant les XVe et XVIe siècles n’ont plus d’héritiers aujourd’hui. A Berne, sur 487 familles admises à la bourgeoisie, 379 s’éteignirent en deux cents ans.

Le fait paraissait naturel pour les époques où l’aristocratie se prodiguait sur les champs de bataille, mais il se continue depuis la paix et peut-être d’une manière plus marquée encore. Alison, l’un des derniers réfutateurs de Malthus, remarque qu’en Angleterre, « au milieu d’un accroissement général de population, une seule classe est stationnaire, sinon rétrograde, celle dans laquelle se recrutent la chambre des pairs et la chambre des communes. » Enfin, pour citer un nom grave qui m’eût dispensé de multiplier les autorités, M. Hippolyte Passy[1] a établi qu’à Paris même, et sous le règne de cette égalité bourgeoise que nos mœurs semblent consacrer, la reproduction de la classe riche serait compromise, si elle ne se régénérait sans cesse par des alliances avec des parvenus. « En réunissant, dit-il, les quatre arrondissemens qui renferment les familles les plus opulentes, on ne trouve que 1.97 naissances par mariage… Les quatre arrondissemens où réside la partie la plus pauvre de la population en ont au contraire 2.86, et entre les deux arrondissemens placés aux extrémités de l’échelle, le 2e et le 12e ; la différence est de 1.87 à 3.24, ou plus de 73 pour 100. » S’il était possible de pousser l’analyse des élémens sociaux jusqu’à la dernière précision, on découvrirait, j’en suis certain, que, dans la classe opulente, la vertu reproductive est presque éteinte ; que, dans la classe simplement riche, la fécondité est un peu plus grande sans être suffisante pour perpétuer la société ; qu’enfin, dans cette région moyenne où règne une honnête aisance, le nombre des naissances reste dans les limites qui seraient convenables pour perpétuer la population sans embarras pour la société.

  1. Dans un remarquable travail inséré aux Mémoires de l’Académie des sciences morales et politiques, 2e série, tome Ier.