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dresse tout à coup et étonne l’assemblée par une violente agitation. « Continuez votre lecture, dit-il à ceux qui l’interrogent, je vous quitte pour revenir bientôt. » Il reparaît en effet une heure après, le visage ému, les vêtemens en désordre et tachés de sang. On l’entoure, on le questionne avec un respectueux empressement. « J’arrive de Bougie, répond-il (à 40 lieues au-delà d’Alger !). Il vous souvient du malheureux qui me quitta pour grossir les rangs des infidèles ; eh bien ! le sang qui me couvre est le sien. Il y a une heure qu’il a été frappé mortellement. À ce spectacle, mon cœur s’est ému. J’ai été trouver cet homme, j’ai sollicité son repentir, et il est mort dans mes bras, en demandant pardon au vrai Dieu. Ses fautes lui seront pardonnées. » — Amen, dirent les euléma en s’inclinant. On apprit en effet plus tard que ce domestique avait été frappé d’une balle sous les murs de Bougie, dans une sortie que fit la garnison française pour repousser les Kabyles. Un homme sur le compte duquel de tels faits circulent dans le peuple est excessivement redoutable. C’est lui, disait dernièrement un prisonnier devant un tribunal français, qui envoie dans l’Algérie les agitateurs qui s’y promènent ; c’est lui qui a lu le fateah sur la tête de Bou-Maza : c’est un ennemi aussi dangereux et plus insaisissable encore qu’Abd-el-Kader. En 1843, le consul-général de France à Tanger essaya de se mettre en relation avec lui, et de le captiver par des présens. Les présens furent renvoyés, et le grand marabout resta invisible pour les Français. Parmi les Marocains, son autorité est presque souveraine, et l’on assure que l’empereur lui-même se croit obligé de lui envoyer des présens au moins une fois par mois. Dans l’Afrique française, son influence mystérieuse est indubitable.

La prière traditionnelle recommandée par Mouleï-Taïeb, et que les khouan de son ordre doivent dire deux cents fois par jour, est celle-ci : « Ô Dieu ! la prière et le salut sur notre seigneur Mohammed, et sur lui, et sur ses compagnons, et salut ! » Plusieurs superstitions grossières règnent dans cet ordre, entre autres, la persuasion qu’en s’abstenant de manger de la viande du bœuf et de la vache, les frères Mouleï-Taïeb sont exemptés de la plupart des maladies. Le trait caractéristique est un sombre patriotisme, qui repose sur une prédiction attribuée à Mouleï-Taïeb lui-même. « Un jour viendra, a dit ce marabout à ses frères, où notre ordre dominera toutes les contrées de l’est ; mais il faut auparavant que l’Algérie ait été possédée par les Benou-el-Asfor, c’est-à-dire par les enfans du jaune (c’est souvent ainsi que les Africains désignent les Européens). » La conquête de l’Algérie par les Français, réalisant le premier point de la prophétie, n’a été qu’un encouragement pour les dévots de Mouleï-Taïeb, et ils ne doutent pas non plus que la parole du maître ne reçoive son entier accomplissement. Cette croyance aveugle qui les associe à toutes les insurrections doit les signaler à notre