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trée, réunissant sous la même bannière religieuse les Arabes et les Kabyles. C’est à cet ordre que le prudent fils de Mâhi-ed-Din s’est affilié de préférence. Il reconnaît pour son fondateur un marabout originaire d’Alger, et vénéré par les fidèles sous le nom de Sidi-Mhammet-ben-Abd-er-Rhaman. L’existence de ce saint homme n’est pas assez éloignée de notre époque pour que l’imagination populaire ait eu le temps d’enrichir beaucoup sa légende. On raconte seulement qu’après avoir fait dans sa ville natale de nombreux prosélytes, il se retira avec sa famille chez les montagnards de la Kabylie, sur les crêtes du Djerdjera. Après un séjour de six mois dans cette contrée, il reçut du ciel l’avertissement de sa fin prochaine. Rassemblant alors autour de son lit de mort tous les khouan qu’il avait recrutés parmi les farouches montagnards, il leur désigna comme son successeur celui d’entre eux qui lui avait donné les marques du dévouement le plus respectueux.

Malgré le départ d’Abd-er-Rhaman, les khouan d’Alger étaient restés fidèles à sa mémoire et à ses préceptes ; ils ne pouvaient se résigner à laisser les vénérables reliques de leur patron au pouvoir des Kabyles. Ils imaginèrent donc de les conquérir par une pieuse razzia. Un piège est tendu à la bonne foi naïve des montagnards. Les frères de la ville convoquent ceux de la montagne à une solennité religieuse : c’est un moyen d’écarter les Kabyles de leurs villages. Pendant ce temps, une troupe dévote s’introduit furtivement dans la chapelle du marabout, viole sa sépulture, charge le saint cadavre sur un mulet et l’emporte ainsi à Alger. La nouvelle du sacrilège se répand avant même que la cérémonie soit terminée. Il est facile de se figurer la pieuse fureur des Kabyles. On dispute, on menace plutôt qu’on ne s’explique, et déjà les yatagans étincellent au soleil ; mais Abd-er-Rhaman ne souffrira pas que les fidèles s’égorgent par excès de dévotion. Dans l’espoir de gagner du temps, les Algériens déclarent que le crime dont on les accuse est tellement odieux, qu’ils ne peuvent pas même y croire : ils demandent qu’on les conduise au tombeau du saint afin de constater le délit. Apaisés par cet avis, tous les frères, montagnards et citadins, se rendent processionnellement à la chapelle… Ô miracle ! aucun désordre n’est apparent, et la tombe possède encore le précieux cadavre ! Allah est miséricordieux ! Pour épargner le sang musulman, il avait multiplié la dépouille mortelle du marabout. Depuis ce jour, le vrai corps d’Abd-er-Rhaman se trouve dans deux lieux différens : il est vénéré à la fois dans la goubba élevée par les Kabyles sur les cimes du Djerdjera et dans une mosquée construite aux portes d’Alger par le pacha qui gouvernait alors cette ville. Une autre mosquée des plus élégantes, bâtie dans la ville même, consacre également le nom et les vertus du marabout que le peuple a surnommé Bou-Kobarin, c’est-à-dire le père des deux tombeaux.