Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/599

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour en assumer la plus grande partie. Le ghouth, qui doit être un homme parfaitement irréprochable, prend pour son compte les trois quarts des douleurs et des souffrances[1]. On conçoit qu’un homme qui a l’insigne privilège de posséder 285,000 maladies ne peut pas prolonger long-temps son existence terrestre : le maximum est de quarante jours. Ce martyre ne se termine pas par la mort ordinaire. Sidi-Abd-el-Kader, par exemple, fut enlevé par des anges, et installé entre le troisième et le quatrième ciel, dans des espaces où il reçoit les prières des fidèles.

Ce miraculeux personnage est devenu le patron d’une puissante confrérie dont les ramifications s’étendent dans la plupart des pays soumis au Koran. Toutefois, les affiliés étant fort peu nombreux dans la province de Constantine, où les indigènes sont plus communicatifs, M. de Neveu n’a pu réunir sur cet ordre antique et vénéré tous les renseignemens désirables. Il ignore non-seulement les statuts et les pratiques qui sont le lien de la corporation, mais jusqu’au nom et à la résidence de celui qui en est actuellement le chef. Des détails précis pourraient être obtenus, suivant l’auteur, dans l’ouest de l’Algérie, où la croyance aux mérites de Sidi-Abd-el-Kader-el-Djelali est une des principales superstitions populaires. La province d’Oran surtout est couverte de monumens religieux en l’honneur de celui qu’on a surnommé le sultan des hommes parfaits. Sans parler des mosquées élevées dans toutes les villes, des goubba semées en pleine campagne sur les monticules, et dont la blanche silhouette se découpe nettement sur le bleu céleste, on trouve souvent des enceintes circulaires en pierres sèches, au centre desquelles flottent de petits drapeaux : ce sont autant de lieux consacrés par quelque prodige de Sidi-Abd-el-Kader. Il arrive souvent que le ghouth daigne quitter sa résidence entre le troisième et le quatrième ciel, et descendre auprès du pieux musulman qui a suspendu sa route pour s’agenouiller à l’heure de la prière. Le petit drapeau marque la place où le saint s’est montré : la muraille en pierres sèches trace le cercle où s’est fait sentir le rayonnement de l’apparition.

Sourire de pitié à ces détails, ce serait connaître bien peu les ressorts qui font mouvoir l’espèce humaine. Pour certains esprits forts, le marabout de Bagdad ne sera qu’un être d’imagination, un de ces ridicules fantômes que la superstition enfante dans ses accès fébriles. Erreur ! il s’agit pour nous d’un être réel, d’un ennemi vivant, actif, dont l’intervention dans les affaires de l’Algérie a fait couler à flots l’or et le sang de la France.

  1. Dans cette superstition comme dans presque toutes les croyances musulmanes, on reconnaît une imitation grossière et inintelligente d’un dogme chrétien : le ghouth rachète les maux physiques de l’humanité, comme le Christ en a racheté les infirmités morales.