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dont il ne tenait pas toutes les données, il n’a apporté qu’une attention distraite au jugement des troubadours, dont il avait toutes les pièces réunies dans ses mains, et il a refusé d’accorder même un regard au problème intéressant de la création du théâtre moderne, dont les sources étaient ouvertes devant lui.

Défenseur passionné des titres poétiques de la France méridionale et de ses droits à la reconnaissance des nations civilisées, M. Fauriel a ainsi épuisé, dans une discussion trop étroite, les grandes richesses qu’il semblait avoir amassées pour tracer d’une main ferme cette histoire progressive de la poésie provençale, dont nous nous sommes efforcé de trouver le plan véritable, et de signaler quelques documens peu consultés. S’appesantissant trop sur le point où il avait fait porter toute la charge de son érudition, il ne s’est point borné à constater l’origine méridionale de la chevalerie et des romans qui la peignent ; il a presque nié, contre l’aveu formellement exprimé dans la grammaire de Raymond Vidal, que l’épopée se soit plus largement développée dans le nord que dans le midi de la France. N’eût-il pas mieux plaidé la cause de la Provence en faisant voir jusqu’à quel point de grace, de force, de perfection en quelque sorte anticipée, la langue française s’était élevée, durant le grand siècle de saint Louis, par ses belles versions des épopées provençales ? N’eût-il pas ajouté des traits nécessaires au tableau de la poésie méridionale, s’il eût pris le temps d’en montrer les imitateurs donnant, en Italie, les formes suprêmes de l’art aux chansons de ses troubadours, en Espagne, une suite illustre à ses drames perdus ? N’eût-il pas offert un spectacle complet et bien digne de piquer son ambition, s’il eût peint ainsi les trois peuples qui passent pour avoir marqué leur génie original dans les trois grands genres de la poésie moderne, les Français dans le roman chevaleresque, les Italiens dans la poésie lyrique, les Espagnols au théâtre, recevant l’inspiration première et le germe fécond de ces Provençaux qui, après avoir tout possédé, tout inventé, tout donné à leurs voisins plus tardifs et plus heureux, achèvent de perdre, sous nos yeux, jusqu’à leur langue, jusqu’à leur nom au sein d’une nation rattachée par eux à la civilisation antique ? C’est là, en effet, nous le croyons, tout ce que devrait présenter une histoire parfaite de la poésie provençale. Pour juger jusqu’à quel point M. Fauriel aurait pu approcher du but, peut-être conviendrait-il d’attendre la lecture de ses cours sur la langue italienne et sur la poésie espagnole ; mais si, même avec ces complémens nécessaires, il n’avait point encore rempli toutes les conditions que nous avons indiquées, il faudrait s’en prendre beaucoup moins à son esprit, qui joignait l’étendue à la pénétration et la force à la prudence, qu’à l’enseignement lui-même, qui se plaît aux problèmes successivement posés, séparément résolus, et qui ne laisse pas toujours assez de calme et de suite aux graves expositions de l’histoire. Pour peu qu’on ait eu l’occasion de connaître les limites que la parole donne à la pensée, on ne peut qu’admirer un professeur dont les leçons, imprimées après lui, sans qu’il ait pu apporter une correction ou ajouter une note à des opinions souvent modifiées par l’impression de l’auditoire, forment encore la base solide d’une science nouvelle. Aussi ne finirai-je point sans m’excuser d’avoir fait de si longues réserves au sujet d’un livre que sa méthode suffirait pour recommander comme un modèle excellent, alors même que les résultats qu’il contient ne seraient pas justement comptés parmi les nouveautés les plus piquantes et les plus incontestables de la critique moderne.


H. FORTOUL.