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Un personnage principal et raisonneur, qui s’appelle l’acteur, interroge tantôt la dame, tantôt l’amant. Il répand à profusion, dans ce dialogue trop simple et trop prolongé, les sentimens raffinés qui sont l’héritage des troubadours, et les allusions qui, tantôt, par Fiammetta et par Briséis, fille de l’évêque de Troie, rappellent les romans de Boccace, tantôt, par Arthur et par Lancelot, se rapportent aux romans anonymes de la France. En atténuant l’excès des développemens, en retranchant les souvenirs de la littérature italienne, on aurait une congédie galante telle qu’on a pu en représenter, dès le XIIIe siècle, dans les cours du Languedoc et de la Provence. Le manuscrit qui nous a conservé cet exemple intéressant fournit d’autres dialogues plus courts, qui, soit qu’ils aient lieu entre deux êtres symboliques comme le cœur et le corps, soit qu’ils mettent en présence un troubadour et l’Amour, ont pu être l’objet d’une représentation plus semblable sans doute aux premiers essais dramatiques des Provençaux.

Après ces sujets de galanterie en quelque sorte idéale et abstraite, on lit, dans les recueils des troubadours espagnols, d’autres ouvrages d’un caractère fortement historique, et qui donnent, ce me semble, une idée exacte de ce qu’ont pu être les tragédies attribuées par Nostredame à Arnaud Daniel. Le Vergel de Pensamiento, où se trouve aussi une traduction castillane de cette Dispute de l’ame et du corps, alors fort en vogue en France, et jouée au cimetière des Innocens après la grande pièce de la Danse Macabre, nous offre, sous une forme dramatique assez relevée, le tableau des discordes déchaînées dans les cours espagnoles, au commencement du XVe siècle. Cette œuvre a pris, sans doute de son auteur, le nom de Comedieta de Ponça. À la place de l’acteur sans nom, qui représente le poète lui-même dans les ébauches plus anciennes du moyen-âge, on voit paraître, dès l’abord, miter J. Boccacio de Certaldo, illustre poeta florentino, assez singulièrement appelé « l’historien des accidens de la destinée humaine. » C’est le raisonneur obligé, mais cette fois poétique, qui précède les autres personnages, et engage la conversation avec eux. Il introduit une des plus turbulentes familles de rois que l’Espagne ait enfantées. Éléonore d’Albuquerque, qui, de la condition privée, s’éleva jusqu’au trône d’Aragon en épousant Ferdinand-le-Juste, éprouva ces grandes alternatives de succès et de malheur que la fortune envoie à ses favoris. Après avoir perdu inopinément son mari dans les premières années du XVe siècle, elle put s’enorgueillir de voir ses deux filles épouser les deux rois de Castille et de Portugal, ses deux premiers fils recevoir, par hérédité et par mariage, les deux sceptres d’Aragon et de Navarre, tandis que ses deux derniers enfans, établis en Castille auprès de la reine leur sœur, y devenaient pour un temps les maîtres même du roi. Cependant cette femme, qui couvrait ainsi de ses rejetons tous les trônes de l’Espagne, trouva dans ses triomphes des sujets de déplaisirs mortels. La cour de Castille, où régnait son gendre, le faible Juan II, et qui, plus riche et plus puissante, était le centre de toutes les intrigues de la Péninsule, avait pour tyran ou pour défenseur Alvar de Luna, ce favori que les vers de Juan de Mena et l’échafaud ont rendu célèbre. C’est contre sa domination que les infinis d’Aragon, malgré l’appui des rois leurs frères, vinrent se briser, après une lutte soutenue, pendant près de dix ans, par la ruse et par les armes. Ces longues querelles sont retracées par la Comedieta de Ponça, avec des couleurs d’un éclat parfois admirable, dans un cadre plus savant qu’on ne pourrait l’attendre d’un troubadour