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sa fille. C’est dans cette mesure que Nostredame a dû tromper ses lecteurs aux endroits où il les trompe, c’est avec ces corrections qu’il doit être entendu. Le mensonge même a des lois qui le tiennent toujours dans un certain voisinage de la vérité. Rien n’est plus difficile et plus rare que l’invention d’un fait dénué de toute espèce de fondement véridique. Nostredame a vu, je n’en saurais douter, des tragédies empruntées à la vie orageuse de Jeanne de Naples, composées même probablement par un auteur qui aura porté le nom fort répandu d’Arnaud, et que le biographe, entraîné par son double penchant à tout simplifier et à tout agrandir, aura confondu avec le célèbre troubadour de Périgord.

Pour montrer comment le génie de la Provence aurait pu arriver peu à peu jusqu’à ces grands développemens, les indications ne manqueraient pas. Des témoignages nombreux nous assurent que, dans les siècles les plus obscurs, à côté des jongleurs, subsistaient toujours les mimes. Les jongleurs n’étaient-ils pas eux-mêmes, dans un certain sens, des comédiens ? Quand il s’en trouvait plusieurs réunis autour d’un troubadour, ou dans la salle d’un château, n’était-il pas naturel qu’ils passassent du chant au dialogue, dont le tenson était déjà une forme usitée ? Souvent les termes dont se servent les biographes ou les poètes, lorsqu’ils parlent des jeux des jongleurs, se prêteraient à cette interprétation. À la tradition directe de la société antique se joignaient les innovations du clergé chrétien. C’est dans le midi de la France, M. Fauriel en convient, que les prêtres imaginèrent de très bonne heure de mêler les pompes du théâtre à celles de l’église, et de donner les représentations sacrées qui, au-dessus de la Loire, ont produit les mystères, et que perpétuent, en Provence et en Languedoc, ces processions figurées et dramatiques, presque aussi recherchées de nos jours qu’au temps du roi René. Quelques-uns des premiers drames ecclésiastiques de la Gaule méridionale ont été conservés par l’écriture ; le mystère des Vierges sages et des Vierges folles est un exemple connu de tout le monde. Si M. Magnin, qui vient d’y découvrir quatre mystères en un seul, publie la suite de ses savantes recherches sur les origines du théâtre moderne, il versera la lumière sur ces points qu’il nous suffit d’avoir indiqués.

Ce drame provençal, dont je ne saurais mettre l’existence en doute, me paraît surtout s’être communiqué à l’Espagne sous sa double forme cléricale et mondaine. Les autos sacramentales, dérivés à la fois de nos processions et de nos mystères, étaient en général précédés de pantomimes presque inintelligibles, et d’exhibitions de figures fantastiques, restes de cérémonies très anciennes, probablement communes jadis à toutes les populations méridionales. À côté de la scène ecclésiastique, la scène profane prit, au midi des Pyrénées, un développement précoce par les soins de ces troubadours espagnols, dont nous signalions tout à l’heure les recueils, et qui, en cela comme dans tout le reste, devaient n’être que des imitateurs des troubadours provençaux. Je laisse de côté la littérature portugaise et Gil Vicente, qui feraient le sujet d’une étude particulière, et dont on sait que les racines principales sont dans notre vieille France. Le Cançoner d’Amor des Catalans, composé dans la seconde partie du XVe siècle, contient, mêlée aux poésies lyriques, une pièce longue et curieuse, qui a pour titre : Chants de la comédie de la Gloire d’Amour. La forme en est semblable à celle de presque toutes les compositions dramatiques du moyen-âge, et, jusqu’à un certain point, à ce que nous conjecturons des commencemens du théâtre grec.