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en 1494, de tous les vers dont Juan de Ména et ses rivaux berçaient la faiblesse de Juan II. Les Portugais ont eu aussi deux collections. Dans le débris d’un Cancioneiro du XIVe siècle retrouvé parmi les manuscrits du collége des nobles de Lisbonne, et imprimé en 1823 par les soins de sir Charles Stuart, sont contenues des imitations si expresses des Provençaux, que les auteurs n’en ont pas même été nommés. Dans le Cancioneiro dont nos bibliothèques envient l’exemplaire presque unique à M. Ternaux-Compans, et que publia en 1516 à Lisbonne Garcia de Resende, cousin peu lettré du fameux André de Resende, le restaurateur des études classiques du Portugal, on trouve des extraits d’environ trois cent soixante troubadours appartenant presque tous au XVe siècle, comme, la plupart de ceux qui ont fleuri dans les autres royaumes de la Péninsule. Tous ces recueils, où les derniers reflets de la poésie chevaleresque des Provençaux se mêlent à chaque instant au premier éclat de la poésie mythologique des Italiens, ont le mérite particulier de caractériser d’une manière nouvelle le XVe siècle, que les historiens du génie moderne s’accordent à représenter comme stérile, et qui, au contraire, après les grands efforts des esprits d’élite, nous montre partout la foule inspirée et devenue capable, à son tour, d’exprimer ses sentimens.

Dans ces sources espagnoles, où M. Fauriel aurait dû chercher surtout des élémens pour écrire une histoire complète de la chanson provençale, il aurait encore rencontré des sujets de douter d’une opinion qu’il a avancée trop résolument, et dont l’examen terminera nos longues observations. Un peu dédaigneux pour la poésie lyrique des troubadours, le savant professeur est tout-à-fait incrédule à l’endroit de leur poésie dramatique. Il se contente d’affirmer brièvement, et sans autre considération, que jamais les Provençaux n’ont rien eu qui ressemblât à un théâtre. Jean de Nostredame, qui écrivait, au milieu du XVIe siècle, sur des matériaux évidemment perdus pour nous, assure au contraire que les troubadours ont composé des tragédies et des comédies, dont il va jusqu’à donner les titrés. Il est vrai qu’en les citant, il commet des anachronismes si manifestes, qu’il semble mériter, au premier abord, de perdre toute confiance. C’est ainsi, par exemple, qu’il attribue à Arnaud Daniel, poète de la fin du XIIe siècle, cinq tragédies sur les crimes et sur les malheurs de la reine Jeanne de Naples, qui vivait au milieu du XIVe siècle. Une erreur semblable, accompagnée de tant d’autres méprises non moins singulières, a ébranlé justement, nous en convenons, le crédit du compilateur méridional. Cependant M. Fauriel lui-même a bien marqué quel parti on pouvait tirer des fautes de ce procureur au parlement de Provence, et jusqu’à quel point son témoignage pouvait être agréé. Nostredame a écrit que Richard Cœur-de-Lion, partant pour la croisade, avait reçu, à Marseille, de la fille du comte Raymond Bérenger, un roman provençal sur les amours de Blandin de Cornouailles ; comme Richard était mort à la fin du XIIe siècle, que Raymond Bérenger vivait au milieu de XIII, que le roman de Blandin de Cornouailles demeurait inconnu, la critique n’avait pas de peine à convaincre l’historien de mensonge. Cependant, le roman de Blandin de Cornouailles ayant été retrouvé de nos jours dans la bibliothèque de Turin, M. Fauriel a reconnu qu’un neveu de Richard Cœur-de-Lion, Richard de Cornouailles, facilement confondu avec son oncle par un biographe peu exact, s’était en effet embarqué à Marseille pour la Syrie, en 1240, époque où il est très vraisemblable qu’il ait vu le comte Raymond Bérenger, et reçu un roman des mains de