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composée des trois provinces du Limousin, du Périgord et du Quercy, qui ont vu leur bourgeoisie, leur peuple même, lutter avec la noblesse de vers, de chansons et d’esprit. Dans le Limousin, pendant que le terrible baron Bertrand de Born chante les guerres qu’il renouvelle sans cesse, Giraud de Borneil sort de la condition la plus basse pour faire les plus belles chansons d’amour, et Bernard de Ventadour apprend auprès du four de son père la langue qui le fait briller à la cour de ses maîtres, en Espagne, en Italie : d’un côté, les seigneurs d’Uissel se réunissent pour composer les airs et les vers des chants qui rendent leur noble famille célèbre ; de l’autre, les joyeux bourgeois d’Uzerche, Gaucelm Faydit et Hugues de la Bazelaria, répandent dans leur ville, et jusque dans la Lombardie, le renom de leur esprit courtois et plaisant. Le Périgord même, qui, avec le gentilhomme Arnaud Daniel, met le comble aux difficultés et aux raffinemens de la versification méridionale, produit des ouvriers comme Elias Cairel, assez heureux pour faire briller jusqu’en Grèce l’éclat de la poésie qu’ils ont apprise dans les boutiques de la ville de Sarlat. Ainsi, dès la fin du XIIe siècle, au-dessus des frontières que M. Fauriel a tracées, on voit le peuple non-seulement s’associer à la noblesse pour cultiver la poésie provençale, mais encore lui en disputer la palme, et, s’il faut en croire le témoignage des contemporains sur Giraud de Borneil, la lui enlever.

Au-dessous des limites que nous venons d’indiquer restent encore deux foyers qui, pour avoir été dans une communication constante, sont néanmoins demeurés distincts. La Provence d’un côté, le Languedoc de l’autre, ont eu leur génie propre ; encore, dans chacune de ces deux provinces, la poésie méridionale a-t-elle eu successivement ou à la fois divers sièges préférés. Sur la rive gauche du Rhône, elle semble briller d’abord à la cour des comtes de Vienne, à celle de la comtesse de Die, auprès des comtes de Forcalquier et des marquis d’Aups, chez les seigneurs des Baux, souverains d’Orange, et peu à peu dans la bourgeoisie des villes de Sisteron, de Cavaillon, de Tarascon, de Marseille ; sur la rive droite du Rhône, elle se partage également entre l’aristocratie et la bourgeoisie dans les diverses parties du Languedoc, dont Toulouse et Montpellier forment les deux centres les plus importans. Entre les troubadours de ces pays différens, on peut, par la seule biographie, reconnaître des distinctions caractéristiques. Que sera-ce si, à l’étude de la vie des poètes, on joint celle de leurs œuvres ? Toutes les villes du midi de la France qui, placées si loin de Paris, ont perdu peu à peu leur originalité avec leur importance, avaient, au moyen-âge, une physionomie piquante et personnelle ; la bourgeoisie de chacune d’elles était peinte par les troubadours sous des couleurs particulières, avec des épithètes tranchées dont on peut voir encore la nomenclature dans le petit livre de Jean de Nostredame. C’est ainsi qu’en Italie, en allant d’une cité à l’autre, on voit encore aujourd’hui changer les mœurs, les paroles, les visages même, qui gardent la trace ineffaçable des divisions d’un pays partagé entre mille races différentes. M. Fauriel a-t-il dit quelque chose des diversités toutes semblables qu’on trouve dans la littérature et dans l’histoire de la Provence et du Languedoc ? Non-seulement il ne s’est pas arrêté à les considérer, mais, tout en se servant partout du nom de Provençaux, il n’a cité, à l’exception de Rambaud de Vaqueiras, que des poètes nés hors des frontières de la Provence proprement dite. Il a donné le titre d’Histoire de la poésie provençale à un livre où ne figurent