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au sein des familles, plus de place à prendre dans le monde. Si le fléau a momentanément abaissé les besoins de la consommation au-dessous du niveau des subsistances, une sorte de rajeunissement se manifeste ; le chiffre des décès diminue, tandis que de nombreux mariages élèvent le chiffre des naissances. En peu de temps les rangs éclaircis se sont reformés, les traces visibles du fléau ont disparu. La population excessive avait déterminé une épidémie : à son tour, l’épidémie va ramener un nouvel excès de population. Phénomène assez triste pour l’espèce humaine et prouvé par l’histoire de toutes les grandes calamités ! Il a reçu chez nous une confirmation récente. Pendant les années qui suivirent le choléra, on a constaté à Paris mille mariages environ de plus qu’à l’ordinaire, c’est-à-dire une augmentation moyenne d’un septième, et le nombre des naissances a dépassé celui des décès de manière à réparer les pertes en huit ans.

Je dois constater en outre, comme un indice irrécusable des progrès de la civilisation, que les fléaux dévastateurs deviendront plus rares de jour en jour dans les régions occidentales. Le commerce a établi entre les peuples une solidarité qui diminue les chances de guerre. Les travaux d’assainissement, les précautions hygiéniques, préviennent ou du moins atténuent la malignité des épidémies. Avec la diversité des alimens, qui ne peuvent jamais manquer tous à la fois, avec l’abondance du capital et la facilité des transports qui ouvrent tous les marchés du globe, il n’y a plus à craindre ces famines complètes qui dépeuplent un pays.

S’il est vrai que les hommes croissent toujours en nombre beaucoup plus rapidement que les alimens ne peuvent augmenter en quantité, la misère sera donc le sort inévitable du plus grand nombre des hommes ? Faut-il s’y résigner comme à un mal incurable ? Interrogez Malthus : il vous répondra qu’il ne connaît qu’un remède. C’est la vertu qu’il appelle la contrainte morale, c’est-à-dire la résistance aux entraînemens d’un sexe pour l’autre, les mariages tardifs et prudens ; et, comme la surabondance de population n’est préjudiciable qu’aux pauvres, c’est à ceux-ci qu’il s’adresse spécialement. Le peuple, dit-il en vingt passages, doit s’envisager lui-même comme la cause principale de ses souffrances. Aucune puissance humaine ne peut améliorer sa destinée ; il n’y a qu’un moyen d’y parvenir : c’est de persuader aux ouvriers de s’abstenir du mariage et des douceurs de la famille, de ne mettre au monde des enfans qu’autant qu’ils auront la certitude de pouvoir les nourrir. Ainsi, ce n’est pas assez des jouissances matérielles qui sont l’apanage du riche ; Malthus vient réclamer en leur nom un nouveau privilége, les émotions de la paternité. On dispute au malheureux la seule illusion qui puisse tromper ses souffrances : on le claquemure dans sa chaumière ou dans sa mansarde en interceptant le rayon de bonheur qui y pénètre parfois,