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qui avait eu ses premières études, et à laquelle il voulait aussi rapporter les dernières ; mais dans cette grande tentative, qui épuisa ses forces, il aboutit encore à un Dictionnaire des Antiquités de la France, immense compilation demeurée manuscrite comme toutes les autres.

M. Raynouard avait sous les yeux ce double exemple d’un essai d’histoire et de critique ébauché par Crescimbeni et par Bastero, ou d’un travail de répertoire et de philologie accompli par M. de Sainte-Palaye. Décidé par le point d’honneur académique et par les facilités qui lui étaient offertes, il suivit le second modèle. Il s’y attacha même si fort que, pour moins s’en écarter, il fit un jour emporter chez lui les treize volumes in-folio que M. de Sainte-Palaye avait consacrés aux copies et aux traductions des troubadours. Ces recueils précieux n’ont été rendus qu’après sa mort à la bibliothèque de l’Arsenal, où aujourd’hui ils sont plus connus sous le nom du grammairien qui s’y est formé que sous celui du savant qui les avait composés. Comment M. Raynouard s’est-il servi de ces volumes et des glossaires déposés aux manuscrits de la Bibliothèque du roi ? Qu’en a-t-il tiré pour notre instruction et pour l’avancement de l’étude de la littérature provençale ?

Quelqu’un qui se serait borné à parcourir les ouvrages de M. Raynouard aurait de la peine à dire de quelle manière ils sont composés. Comme on n’y trouve ni ordre certain, ni tables destinées à y suppléer, on est fort embarrassé, lors même qu’on les a lus avec attention, si on veut y ressaisir une citation ou une remarque oubliée. L’auteur a disposé son livre d’une façon toute mystérieuse et en quelque sorte hiératique. On sent que, se considérant comme le pontife unique d’un culte réservé, il se croit permis de ne donner à un petit nombre d’adeptes qu’une participation avare de son savoir. Il le communique de haut, sans plan, sans suite, sans explication. C’est l’affaire des disciples de mettre de l’ordre et de la clarté dans cet enseignement, s’ils en veulent profiter. Que rencontrent-ils dans les huit premiers volumes consacrés aux troubadours ? Un choix de leurs poésies, un abrégé de leurs biographies écrites dans leur langue par leurs contemporains, une grammaire de leur idiome, un vocabulaire où quelques-uns de leurs mots sont comparés aux termes des langues étrangères, et partout, à travers ces divisions générales, des fragmens dépareillés d’œuvres reconquises sur le temps, mais nulle part de cohésion, ni d’ordonnance, ni de marche graduelle partant d’un point fixé pour arriver naturellement à un autre point plus lointain. Au milieu des riches emprunts qui semblent l’embarrasser, l’auteur ne peut ni se marquer un but, ni respecter les limites que son sujet lui impose. Lorsqu’après sa mort on a achevé la publication des six volumes de son Lexique roman, le public y a retrouvé, avec le même désordre, une répétition de la grammaire, un glossaire et un supplément au choix de poésies contenu dans l’ouvrage précédent. Il n’y avait que la cassette royale qui pût soutenir de semblables publications.

Puisque M. Raynouard disposait de ces ressources, pourquoi, possédant, avec les recueils de M. de Sainte-Palaye, le répertoire complet des troubadours, n’a-t-il pas eu la généreuse pensée d’en demander et d’en diriger l’impression ? Pourquoi s’est-il borné à des extraits si courts, si rares, si arbitraires ? Quelle est cette manière de produire une grande littérature et de la sauver par échantillons ? Quel est, de bonne foi, l’homme qui pourra prendre une idée sérieuse d’un poète, s’il n’en connaît pas toutes les modulations, s’il n’en peut pas apprécier