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même au sujet de la poésie épique, elle conduit à des hypothèses extrêmes. C’est pourtant à de semblables sacrifices, inévitable condition de notre faiblesse, que sont dus quelquefois les monumens les plus utiles et les plus respectables de la raison humaine. Mais, avant de développer toutes nos réserves, il doit nous être permis de marquer, d’une manière définitive, l’importance du livre que nous venons d’analyser.


IV.

Pour montrer quels services M. Fauriel a rendus à l’étude de la littérature provençale, il suffira d’indiquer, même brièvement, l’état dans lequel il l’a trouvée. M. Raynouard, qui, au commencement du siècle, a ranimé ces travaux dans notre pays, ne pouvait être jugé facilement, impartialement, qu’après l’exposition des idées de son successeur. Nous ne voudrions pas porter atteinte à la vénération dont sa mémoire est entourée, et qui rejaillit sur la France, si méconnue souvent par les gens les plus empressés à mettre à profit les méditations de ses savans. Cependant, en observant tout ce que commande un nom justement célèbre, il est permis sans doute, sur deux tombes également respectées, d’établir une comparaison sérieuse entre le grammairien à qui on attribue généralement le débrouillement de l’idiome des Provençaux, et le critique qui a créé l’histoire des origines et du développement de leur poésie.

En 1807, lorsque M. Raynouard, ayant le dessein, comme il nous l’a appris naïvement, de remplir avec exactitude ses devoirs d’académicien, se mit, par devoir de conscience et par dévouement pour l’œuvre du Dictionnaire, à étudier l’idiome provençal, il avait devant lui des modèles de deux différentes espèces.

Le fondateur de l’académie des Arcades, Crescimbeni, avait trouvé en Italie, à la fin du XVIIe siècle, le goût encore vivant de la poésie provençale ; il s’appliqua à l’éclairer avant que Muratori eût rendu familière à la péninsule cette grande critique historique enseignée par Mabillon. Crescimbeni ne savait pas quelles lumières l’histoire politique peut jeter sur la littérature. Les notes qu’il ajouta à sa traduction du livre de Jean de Nostredame[1] montrèrent la richesse des bibliothèques où il avait puisé, bien plus que la pénétration de son esprit. Cependant ces biographies, dont Millot lui-même a pu relever les erreurs et les lacunes, ne laissaient pas que d’avoir inauguré avec succès l’histoire littéraire des Provençaux. Vers le même temps, un autre érudit étranger, membre aussi de l’académie des Arcades, était revenu sur le même sujet avec des notions plus étendues et avec des dispositions plus heureuses. Antonio Bastero, noble catalan, qui avait parlé dans son pays un des principaux dialectes de la langue provençale, qui en avait étudié les monumens les plus intéressans dans les bibliothèques italiennes, entreprit de montrer les rapports qu’elle avait avec les idiomes des deux péninsules ; s’il se persuada trop légèrement que la Catalogne avait donné aux Provençaux et non pas reçu d’eux le langage dont elle usait, il établit dans sa Crusca provenzale[2] des rapprochemens ingénieux qu’on peut

  1. Le Vite de’ piu celebri poeti provenzali tradotte dal francese, ornate di copiose annotazioni e accresciute di moltissimi poeti ; 2e édit. Rome, 1722
  2. La Crusca provenzale, ovvero le voci, frasi, e maniere di dire che la gentilissima, e celebre lingua toscana, ha preso dalla provenzale, etc. ; Rome, 1724.