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profane, une ardeur tout austère, toute religieuse, qui se voue à la recherche du bassin sacré, que les passions en éloignent, que la grace y ramène. C’est la représentation d’une milice sévère et monacale, opposée à la milice élégante qui remplit les châteaux et brise des lances pour les dames. M. Fauriel pense qu’elle a été imaginée après coup et d’un seul dessein, pour balancer les fictions voluptueuses de la chevalerie mondaine par une peinture réelle, quoique embellie, de la chevalerie chrétienne des templiers. Aussi voit-on qu’à la différence des romans carlovingiens, formés peu à peu par le rapprochement des couplets monorimes et de leurs versions différentes, les romans de la Table-Ronde, à quelque classe du cycle qu’ils appartiennent, sont faits d’une seule contexture, quelquefois par plusieurs mains successivement fatiguées, mais sans interpolations, sans indications de chants primitifs, sans invocations de sources historiques. Ils commencent par ces réflexions morales qui produisent la pensée de l’auteur à la place de la réalité des événemens, et que l’Arioste imitera plus tard. Ils sont non plus chantés, mais contés, puis lus. Ils s’écoulent mollement et régulièrement, avec la cadence toujours alternée des deux rimes, en petits vers de huit syllabes, où la langue, ornée et affaiblie, languit à travers mille détours complaisans, au lieu de tendre à l’expression ferme et directe. Ils offrent tous les signes d’un âge avancé et d’une civilisation élégante.

C’est seulement après avoir achevé ces analyses déjà si lumineuses que M. Fauriel croit pouvoir donner à la question de l’origine des deux cycles une solution de nouveau préparée par un cortége de preuves accumulées. Il récapitule les premiers essais épiques de la littérature méridionale ; il y ajoute les titres de poèmes provençaux connus et perdus seulement dans un temps voisin du nôtre ; il extrait des chansons des Provençaux la désignation expresse de plus de cent autres récits poétiques autrefois répandus parmi eux ; il y joint l’indication des contes et des nouvelles qui occupaient, à côté des troubadours, la classe particulière des novellaires. Sûr d’avoir ainsi prouvé la vocation et la fécondité épique des hommes du midi de la France, il n’hésite plus à découvrir les derniers argumens qui le décident à leur attribuer l’invention des romans du cycle de Charlemagne et de ceux du cycle d’Arthur. Pour les premiers, il invoque leur action toute méridionale, l’intérêt évident de la postérité des grands chefs qu’ils célèbrent, la popularité que les noms dont ils sont remplis avaient, dès les hauts siècles, depuis l’Auvergne jusqu’au golfe de Lyon, enfin le témoignage positif des troubadours qui, avant la fin du XIIe siècle, ont multiplié les allusions et les citations. Pour les seconds, par le débat le plus minutieux des dates de toutes les versions connues, il montre que les galanteries de Tristan, devenues, dans la seconde partie du XIIe siècle, un sujet commun à tous les poètes de l’Europe, étaient, dans la première partie, au témoignage de vingt-cinq troubadours, l’objet d’un poème provençal déjà célèbre ; que, d’un autre côté, les mystères du Graal indiquent clairement les Pyrénées pour le lieu de leur sanctuaire, et que ce mot même de graal qui les désigne appartient uniquement à la langue parlée au pied de ces montagnes, où encore aujourd’hui le nom de grasal désigne la vaste écuelle de terre destinée seule autrefois à tous les usages du foyer.

Là semble s’être arrêté l’effort de la pensée de M. Fauriel. La démonstration ainsi faite, et fondée sur des bases qu’on attaquera sans les détruire, le savant maître prend du repos, et jouit de son labeur : il n’a pas encore achevé son œuvre ;