Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/571

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

M. Fauriel se prononce même fortement contre cette assimilation, après avoir fait toutefois une distinction essentielle. Il ne nie pas qu’Arthur ait été un personnage célèbre parmi les Bretons ; mais il soutient que, purement historique ou mythologique chez eux, ce héros a reçu ailleurs une forme chevaleresque, indépendante du fondement réel que lui donnent les traditions locales. Il affirme que les fables tour à tour mollement galantes et subtilement religieuses des chevaliers de la cour d’Arthur n’ont pu prendre racine dans la Bretagne armoricaine ; il produit comme raison unique et péremptoire que la culture connue de cette province et son esprit perpétué jusqu’à nos jours par des témoignages authentiques s’opposent formellement à une semblable supposition. Pour défendre son opinion contre la Grande-Bretagne, il s’appuie sur deux espèces de monumens consacrés par le respect de cette nation. Les triades des Bretons sont le recueil important des aphorismes où, depuis le VIe siècle jusqu’au XIIe, leurs bardes ont déposé, dans des formules ternaires, les traditions de leur histoire, de leur civilisation, de leur industrie. Cette collection, souvent remaniée, fait à Arthur et à ses chevaliers deux sortes d’allusions fort différentes : dans les premières, dont l’air est tout ancien, on ne rencontre que les noms de ces personnages héroïques, sans aucune espèce d’ornement ou de costume chevaleresque ; dans les secondes, où la Table-Ronde se montre déjà toute formée, on trouve la mention expresse des romans français qui en ont fourni l’idée. Les Chroniques que Galfrid ou Geoffroy, archidiacre de Montmouth, mit en latin au milieu du XIIe siècle, sont l’amas informe d’un autre genre de traditions qui contredisent celles des bardes, et, comme avaient déjà fait d’autres fables gauloises du IVe siècle cherchent l’origine des Bretons dans la ruine de Troie et dans la fuite d’Enée. Ces chroniques, bientôt rimées en normand par Wace, peignent Arthur tel que le montrent les romans, exemple accompli de la chevalerie ; mais M. Fauriel prouve que, lorsqu’elles furent écrites, déjà les plus célèbres romans de la Table-Ronde avaient cours en Europe. Ainsi, marquant toute la différence qui sépare de l’Arthur chevaleresque des romans l’Arthur historique du pays de Galles, il soutient que celui-là n’a de réel que son nom, qu’il est une pure création des poètes, et qu’au lieu de représenter une race particulière, il offre seulement le modèle du système général de la chevalerie.

Cet Arthur romanesque, où l’a-t-on composé ? Le cycle auquel il donne son nom se divise en deux grandes classes qui doivent fournir des preuves différentes de son origine méridionale. La première classe, où brillent surtout les romans de Lancelot du lac et de Tristan de Léonois, est consacrée aux exploits de la chevalerie galante ; c’est le tableau fidèle des aventures de cet amour hasardeux et discret, enthousiaste et raffiné, dont les chansons des troubadours, offrent en quelque sorte l’harmonieux soupir. Qui donc pourrait admettre que, ces romans amoureux de la Table-Ronde, composés au commencement du XIIe siècle, sont l’ouvrage d’un peuple du nord, tandis qu’il est avéré que les chansons amoureuses des Provençaux ont créé et communiqué à toutes les autres nations, dans la dernière partie du même siècle, le système délicat des passions modernes ? La seconde classe des romans de la Table-Ronde présente, il est vrai, un singulier contraste avec ces tendres images de l’amour aristocratique. Empruntant son nom au graal, vase où se conserve le sang divin de la Passion, elle retrace dans le Perceval, dans le T’iturel, une chevalerie au-dessus de la