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nouvelle littérature, et, à la fin du XIIe siècle, au moment le plus brillant de la chevalerie, se plaignait de la voir méconnue et oubliée dans les nobles chants du temps passé. La satire trouve alors son aliment le plus puissant dans les guerres que les barons et les peuples se font au sein de la chrétienté déchirée, dans les expéditions qui, parties de l’Allemagne, viennent dévaster l’Italie, terre hospitalière et aimable pour les troubadours, dans les luttes que la France et l’Angleterre soutiennent au sujet des provinces de l’ouest et du centre, et qui font briller le génie autant que le courage de Bertrand de Born ; dans la croisade des Albigeois, que Pierre Cardinal venge par ses railleries instructives ; dans l’avènement de Charles d’Anjou à la souveraineté de Provence, sujet qui fournit au poète Granet l’occasion de peindre par les traits les plus mordans l’opposition de l’esprit libre et en même temps féodal du midi à l’esprit administratif et déjà bourgeois de la monarchie du nord, étendant dès-lors son influence jusqu’à nos extrêmes frontières.

Après cette analyse rapide des œuvres lyriques des troubadours, qui terminait, en 1832, la première année de son cours, M. Fauriel commença et remplit la seconde année par l’étude de l’épopée provençale, vers laquelle, comme on a pu aisément s’en convaincre, il tendait dans toute la série des recherches précédentes. Cette dernière partie, jointe maintenant à la première et plus facile à résumer, la couronne et achève de l’expliquer. Écartant les poèmes particuliers à certaines nations, le professeur envisage les deux cycles de Charlemagne et de la Table-Ronde, dont les romans sont devenus communs à l’Europe entière ; il se demande quelle part les Provençaux ont prise à leur composition. Il avance peu à peu, avec mille ménagemens discrets, vers la solution que, par un art extrême, toujours il laisse entrevoir, sans la hâter jamais. Dès l’abord il expose que tous les poèmes de Charlemagne et d’Arthur, tels que nous les retrouvons aujourd’hui dans des manuscrits précieux, ont été écrits pendant le XIIe siècle, trois ou quatre dans la première moitié de ce siècle, le reste dans la seconde. N’est-ce pas précisément l’époque brillante des troubadours ? Et alors y avait-il quelque part ailleurs une pareille puissance de création poétique ? Mais ces poèmes eux-mêmes, avant d’arriver à l’état où nous les possédons, et dans lequel les aventures, cousues les unes aux autres, forment des enroulemens infinis, des cycles véritables, ont dû commencer par des chants séparés, récits distincts et courts des aventures plus tard ajustées par la main encore visible des arrangeurs cycliques. Or, quel peuple, avant le XIIe siècle, a eu le loisir, le génie de former ces premiers chants épiques, sinon les Provençaux, que nous y avons déjà vus occupés dès le IXe siècle ?

M. Fauriel ne se presse pas de conclure. Ne voulant rien devoir qu’à l’observation, il étudie séparément tous les poèmes de l’un et de l’autre cycle, sous le double rapport des récits qu’ils contiennent et des formes qu’ils ont revêtues. Il divise chaque cycle en classes, chaque classe en ses branches principales. Dans le cycle de Charlemagne, il distingue deux classes. La première, consacrée à la gloire même de l’empereur, embrasse, dans des branches particulières, la suite de ses prédécesseurs et de ses aïeux, l’histoire de sa mère Berthe aux grands pieds, sa propre naissance, son éducation chez les infidèles Andalousiens, ses expéditions plus fabuleuses encore en Palestine, la conquête des reliques sacrées déposées à Rome, le vol que les Sarrasins font de ces reliques dans Rome