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briller leur imagination dans des productions indépendantes et cependant fidèles au génie gréco-romain. La tradition supplée chez elles à l’enseignement et leur donne ce que ni Alcuin et tous les savans abbés des bords de la Loire, ni Raban Maur et tous les bénédictins de Fulde ne peuvent communiquer aux hommes encore neufs parmi lesquels Charlemagne les a établis. Sur les bords de la Méditerranée, la civilisation antique vit de son propre mouvement, se développe, c’est-à-dire se modifie par une suite d’enfantemens où subsiste le vieil esprit. M. Fauriel indique toutes les habitudes poétiques que les anciens y ont laissées et qui vont féconder le germe des littératures modernes.

Dans quelle langue s’exprimera la poésie nouvelle qui va jaillir de ce mouvement à la fois continué et original de la vie antique ? Dans une langue nouvelle aussi, et qui sera l’expression du mélange des populations successivement déposées sur nos côtes. M. Fauriel a fait le dénombrement jusqu’à ce jour le plus précis des élémens que les révolutions de l’histoire ont apportés à l’idiome provençal. Il a pris un nombre considérable de mots de cette langue, et il a cherché à quelles langues antérieures ils se rapportaient, dans quelles proportions ils pouvaient être attribués à chacune d’elles. Sur trois mille mots choisis ; il a trouvé, chose bien digne d’attention, que la moitié environ appartenait à des langues dont l’histoire n’a point gardé la trace certaine ni le nom, et que l’autre moitié pouvait être assignée, en quantités différentes, à l’arabe, au grec, au celtique, au gallique, au basque ou ibérien, au visigoth, au franc ou théotisque, et, pour la plus grande partie, au latin ; mais il a eu soin d’ajouter que ce fonds général, attribué au latin, se pouvant également rapporter au sanscrit, avait pu descendre de cette souche première de nos langues européennes, indistinctement par le canal des anciens idiomes qui en sont sortis les premiers, c’est-à-dire du grec, du gallique, du celtique, du teuton, aussi bien que par le moyen du latin lui-même. Ainsi du sanscrit au latin s’étend la ligne générale des traditions que la langue nouvelle est destinée à prolonger.

Mais comment cette langue s’est-elle formée de tant d’élémens divers ? Sous l’influence de quelles lois a-t-elle reçu tant de débris et les a-t-elle reconstruits ? C’est une des parties les plus savantes du livre que celle où M. Fauriel, entièrement d’accord en ce point avec M. Diez, et développant plus philosophiquement les mêmes principes, a montré que, pleines d’artifices et d’inflexions à leur origine, toutes les langues étaient continuellement ramenées de la culture compliquée des classes supérieures à une simplicité tout à la fois plus profonde et plus populaire. Le peuple, qu’un admirable instinct de sa paresse et de sa raison tout ensemble pousse à décomposer sans cesse la langue littéraire et complexe des savans, est investi par les catastrophes de l’histoire du droit de substituer ses solécismes intelligens aux conventions moins naturelles des grammairiens. Les conquêtes qui pèsent principalement sur les classes lettrées, et qui ordinairement les anéantissent, le laissent libre de faire prévaloir et d’achever son système particulier d’expression. Ainsi les idiomes se dissolvent pour donner naissance à des idiomes successivement plus pauvres, mais plus simples ; ainsi les langues synthétiques sont remplacées par les langues analytiques. Ce qui prouve d’ailleurs que les langues nouvelles n’ont pas attendu pour se former que les anciennes eussent disparu, c’est qu’elles contiennent des mots antérieurs à celles-ci, et attestant un travail commencé dans les obscurités les plus lointaines