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royauté d’une branche à l’autre, en vue de la cause des réformes et pour l’intérêt plébéien[1] : voilà les événemens et les scènes qui ont donné à notre siècle et au précédent leur caractère politique. Eh bien ! il y a de tout cela dans les trois années sur lesquelles domine le nom du prévôt Marcel[2]. Sa courte et orageuse carrière fut comme un essai prématuré des grands desseins de la Providence, et comme le miroir des sanglantes péripéties à travers lesquelles, sous l’entraînement des passions humaines, ces desseins devaient marcher à leur accomplissement. Marcel vécut et mourut pour une idée, celle de précipiter par la force des masses roturières l’œuvre de nivellement graduel commencé par les rois ; mais ce fut son malheur et son crime d’avoir des convictions impitoyables. A une fougue de tribun qui ne recula pas devant le meurtre, il joignait l’instinct organisateur ; il laissa, dans la grande cité qu’il avait gouvernée d’une façon rudement absolue, des institutions fortes, de grands ouvrages, et un nom que, deux siècles après lui, ses descendans portaient avec orgueil comme un titre de noblesse.

Pendant que la bourgeoisie formée à la liberté municipale s’élevait d’un élan soudain, mais passager, à l’esprit de liberté nationale, et anticipait en quelque sorte les temps à venir, un spectacle bizarre et terrible fut donné par la population demi-serve des villages et des hameaux. On connaît la Jacquerie, ses effroyables excès et sa répression non moins effroyable. Dans ces jours de crise et d’agitation, le frémissement universel se fit sentir aux paysans et rencontra en eux des passions de haine et de vengeance amassées et refoulées durant des siècles d’oppression et de misères. Le cri de la France plébéienne : « Les nobles déshonorent et trahissent le royaume, » devint, sous les chaumières du Beauvoisis, un signal d’émeute pour l’extermination des gentilshommes. Des gens armés de bâtons et de couteaux se levaient et marchaient en bandes grossies de proche en proche, attaquant les châteaux par le fer et le feu, y tuant tout, hommes, femmes et enfans, et, comme les barbares de la grande invasion, ne pouvant dire où ils allaient ni ce qui les poussait. Maîtresse de tout le plat pays entre l’Oise et la Seine, cette force brutale s’organisa sous un chef qui offrit son alliance aux villes que l’esprit de réforme agitait. Beauvais, Senlis, Amiens, Paris et Meaux l’acceptèrent, soit comme secours, soit comme diversion. Malgré les actes de barbarie des paysans révoltés, presque partout

  1. Chron. de Froissart, p. 116. — Chron. de Guill. de Nangis, 26 continuat., t. II, p. 268 et 269.
  2. 1356, 57 et 58. — Étienne Marcel eût pour associé, dans sa lutte contre le pouvoir et dans ses projets de réformation, un membre du clergé, qui, par son origine et ses études, appartenait à la bourgeoisie, Robert le Coq, évêque de Laon, juriste habile, d’abord avocat, puis maître des requêtes, et enfin président-clerc au parlement.