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d’hommes que la France. J’ai gardé souvenir d’une page étincelante d’esprit, où M. Michelet explique les succès militaires des Anglais au moyen-âge par leur ampleur corporelle et leur pétulance sanguine, effets d’un régime succulent. Aujourd’hui, que l’orgueilleuse Angleterre laisse dépérir dans les angoisses de la faim une partie de ses prolétaires, elle vient d’être obligée d’abaisser le minimum de la taille pour le service de ses armées. Les voyageurs disent qu’il n’est pas rare de rencontrer sur les grands chemins de l’Irlande une femme avec un enfant qu’elle soutient pendu à sa mamelle, avec un enfant sur son dos, un enfant qu’elle traîne par la main, deux ou trois autres enfans assez grands pour marcher à la suite de leur mère. Voilà sept créatures qui font nombre dans les recensemens, mais qui, certes, n’augmentent pas beaucoup la puissance nationale. « Quel homme d’état, dit M. Rossi, ne préférerait pas deux millions de Suisses à six millions d’Irlandais ? »

Un autre indice, non moins significatif, est fourni par le nombre toujours croissant des enfans naturels. À mesure qu’une population surabondante s’empare des occupations lucratives, et qu’il devient plus difficile de gagner sa vie, le nombre des mariages diminue. Par une conséquence nécessaire, celui des enfans nés hors mariage augmente. Sous l’administration de Necker, on évaluait au 47e la proportion des naissances illégitimes. On en compte 1 sur 13 aujourd’hui, ce qui peut faire supposer que plus de deux millions et demi de Français sont entachés de bâtardise. Dans ce nombre, il y en a un million qui ont été élevés, ou qui vivent encore aux dépens de la charité publique, en qualité d’enfans trouvés.

Ce contraste d’une élévation constante de la durée de la vie chez tous les peuples avec les plaies saignantes de la misère n’admet qu’une seule explication. Il faut conclure que les nombres moyens, expressions des faits généraux, sont élevés par un bien-être exceptionnel dans les classes bourgeoises, bien-être assez marqué pour compenser la dépression du prolétariat.

Ne craignons pas de dévoiler la vérité, si triste qu’elle soit. Suivons, dans ses investigations à Mulhouse, un observateur des plus judicieux et des plus dévoués, M. le docteur Villermé[1]. En estimant, par la probabilité de l’existence, l’énorme disproportion qui existe entre le sort du riche et celui du pauvre, nous allons résoudre cette contradiction que nous avons trouvée dans les apparences de la prospérité et les symptômes de la misère. À Mulhouse, la vie probable, pour la ville, prise dans son ensemble, est de 7 ans et 6 mois ; mais les probabilités varient beaucoup suivant les conditions. Un enfant naît dans la classe la plus misérable,

  1. Le rapport de M. Villermé est imprimé dans le tome II des Mémoires de l’Académie des sciences morales, 2e série.