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puisque pour le même rôle il y a plusieurs personnages, puisqu’il y a trois Jupiters, quatre Apollons et non moins de Vulcains. Le plus sérieux grief de Cotta contre le portique, c’est que les stoïciens, loin de réfuter ces fables, les confirment par des interprétations qu’ils tirent de leur doctrine. La conversation se termine sans que Balbus défende l’école à laquelle il appartient, et il remet sa réponse à un autre jour. Au reste, Cotta, qui n’est ici que l’interprète du scepticisme académique de Cicéron, avait fini en protestant que, s’il avait ainsi disserté sur la nature des dieux, ce n’était pas pour la détruire, mais pour faire comprendre combien elle était obscure et difficile à expliquer, quam obscura, quam difficiles explicatus haberet[1]. Il est des explications au bout desquelles les choses qui en ont été l’objet se trouvent anéanties.

Dès la fin de la république, il devait s’élever au sein même de Rome une protestation plus éclatante contre le polythéisme. A l’indépendance du philosophe Cicéron mêlait les tempéramens de l’homme politique voici un génie tout-à-fait libre qui répand sans crainte comme sans mesure les vérités nouvelles dont il se croit le dépositaire. Ce n’est ni un philosophe, ni un orateur, mais un poète qui s’est épris pour les dogmes d’Épicure d’un enthousiasme sincère. La chose dut paraître étrange aux contemporains de Lucrèce, mais ils ne purent méconnaître la richesse de son imagination, la verve à la fois puissante et sombre avec laquelle il enseigna le mépris des dieux et la divinité de la nature. Quelle pitié éloquente et chagrine les maux de l’humanité arrachent au poète ! Dès ce grand début, la muse latine exhale une tristesse amère et hautaine comparable à la plus noire mélancolie des modernes. De nos jours, Byron a appelé l’homme « un pauvre enfant du Doute et de la Mort, dont les espérances sont fondées sur des roseaux. »

Poor child of Doubt and Death, vhose hope is built on reeds[2].


Il y a dix-huit cents ans, Lucrèce s’écriait :

O miseras hominum mentes ! o pectora coeca !
Qualibus in tenebris vitae, quantisque periclis
Degitur hoc oevi quodcumque est !…


Les religions ont chacune leur tour, dit Byron ; où régnait Jupiter règne aujourd’hui Mahomet, et d’autres croyances naîtront avec d’autres siècles, jusqu’à ce que l’homme apprenne qu’en vain il encense les autels, qu’en vain il les arrose de sang[3]. Avec quelle compassion insultante Lucrèce montre l’homme rempli d’effroi par les scènes terribles de la nature, et se courbant en tremblant sous le joug des dieux,

  1. De Natura Deorum, lib. III, cap. XV, -cap. XL.
  2. Childe Harold’s Pilgrimage, canto 2.
  3. Ibid.