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de perdre ainsi leurs maîtres et les leçons d’une sagesse qui pendant des siècles avait instruit et vivifié le monde.

Parmi les souverains qui régnaient au VIe siècle, le prince qui gouvernait la Perse avait une grande célébrité. Non-seulement Chosroès ou Nouschirvan passait pour un politique habile et pour le plus juste des rois[1], mais il avait encore la réputation d’avoir lu dans des traductions savantes les chefs-d’œuvre de la littérature grecque et d’être un philosophe accompli. Le continuateur de Procope, Agathias[2], qui était le contemporain de Chosroès, rapporte tout ce qui se racontait à sa gloire. On disait que l’adversaire de Justinien possédait plus complètement Aristote que jamais Démosthène ne posséda Thucydide. Chosroès avait aussi pénétré toutes les profondeurs du Timée, et le Parménide n’avait pas de mystères pour lui. Ces bruits merveilleux vinrent aux oreilles de nos philosophes d’Athènes au moment où ils se demandaient vers quelle contrée ils porteraient leurs pas. Si le malheur est souvent défiant, d’autres fois il est crédule. Sur la foi du génie philosophique de Chosroès, les exilés se dirigèrent vers la Perse ; mais, hélas ? au lieu de quelque Platon sur le trône, ils ne trouvèrent qu’un discoureur superficiel et vain, brouillant toutes les questions, et débitant dans sa présomptueuse ignorance les plus lourdes erreurs. Nos sages furent aussi choqués des mœurs, des désordres des Perses, et d’autant plus vivement qu’ils s’étaient représenté la monarchie persane comme une sorte de république idéale où régnaient la vertu et le bonheur. Cette vertueuse félicité était un autre rêve, comme la science philosophique de Chosroès. En Perse, il y avait beaucoup de voleurs dont les méfaits restaient souvent impunis ; à la cour, les vices s’épargnaient le travail de l’hypocrisie, la galanterie portait dans les lois du mariage un ravage effréné, et les grands traitaient les petits avec une insupportable insolence. Ce spectacle mit le comble au mécontentement des exilés, et ils reprirent le bâton de voyage. Chosroès, qui était bon et généreux, voulut les retenir, mais ils furent inébranlables dans leur résolution de quitter la Perse. Un traité se concluait alors entre la monarchie d’Iran et Constantinople ; Chosroès y fit mettre un article par lequel il était stipulé que les philosophes grecs pourraient retourner dans leur patrie sans craindre d’être inquiétés pour leur fidélité à Aristote et à Platon. Le monarque persan ne permit jamais qu’on supprimât cet article ou qu’il ne fût pas exécuté ; nous transcrivons ici le témoignage formel d’Agathias. Chosroès n’entendait pas le Timée, mais c’était un roi.

Où moururent Simplicius, Hermias et leurs amis ? Dans quel coin de la Grèce ou de l’Asie s’éteignirent avec ces vénérables vieillards les

  1. Bibliothèque orientale de D’Herbelot, verbo Nouschirvan.
  2. Lib. II.