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meurtriers ont eu pour cause véritable ou cachée l’insuffisance des alimens. Les grandes perturbations qui ont pour résultat l’anéantissement d’une multitude d’hommes, révolutions sociales, conquêtes, épidémies, habitudes vicieuses, régime malfaisant, n’arrivent jamais que lorsque des inquiétudes ou des privations réelles au sein d’une société y font sentir la nécessité d’un changement. Les peuples souffrans s’agitent alors comme les malades sur leur lit de douleur, jusqu’à ce qu’ils aient trouvé une situation supportable. Plaçons-nous, avec Malthus, à ce point de vue, pour observer le développement de l’humanité : si le spectacle est triste, il est plein d’instruction.

Je conçois que la population ait été très considérable dans certaines parties de l’ancien monde, où régnait le système des castes, telles que les monarchies primitives de l’Asie centrale, l’Inde, l’Égypte. Le propre de cette organisation est d’assurer la subsistance de toutes les classes. Les castes supérieures, vouées à la guerre ou à la direction intellectuelle, ont le privilège de vivre aux dépens des autres. Les castes serviles, condamnées héréditairement à la culture des terres, ont, pour salaire de leur labeur, la certitude de trouver leur nourriture sur la glèbe où elles sont attachées[1]. Cette sécurité générale devient une incitation irrésistible à la procréation ; mais les terribles correctifs signalés par Malthus ne tardent pas à agir. Arrive une époque où la multitude des habitans se trouve en disproportion avec les ressources alimentaires. Obligé de se contenter d’une moindre part, chacun des consommateurs s’habitue peu à peu à une nourriture moins abondante et moins saine. L’influence d’un régime malfaisant se manifeste par un affaiblissement général de la race, par une prédisposition organique aux maladies funestes. Il suffit d’une mauvaise récolte pour déterminer la famine, qui amène toujours l’épidémie à sa suite. En somme, sous le régime des castes, à mesure que les classes inférieures deviennent nombreuses, elles s’abâtardissent par d’affreuses privations. Quant aux castes nobles, elles doivent être ordinairement pauvres, parce que le produit brut de la terre, à peine suffisant pour les trop nombreux travailleurs qu’il faut nourrir, ne laisse aucun produit net qui permette aux propriétaires de capitaliser.

Il ressort des remarquables travaux de la critique contemporaine que les populations ont été beaucoup moins considérables dans le monde gréco-romain qu’on n’avait été disposé à le croire jusqu’à nos jours. La difficulté de maintenir le nombre des citoyens en rapport avec les ressources de la république a été une vive préoccupation pour les législateurs de l’antiquité. La seule mesure qu’ils eussent à conseiller était

  1. L’individu trouvait dans le régime primitif des castes beaucoup de garanties que n’offrit plus l’esclavage personnel, où l’esclave dépendait du caprice d’un seul maître.