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utiles. » La thèse propre à Malthus consiste dans la prétention de démontrer que les hommes se multiplient toujours au-delà de leurs ressources, et que l’excédant inévitable de la population devient la cause fatale, irrémédiable, des souffrances et de la mort prématurée du plus grand nombre.

Ce point de vue, tout-à-fait nouveau dans la science, était en opposition formelle avec les idées généralement admises. Jusqu’alors les hommes d’état avaient été d’accord avec les moralistes pour favoriser indéfiniment l’accroissement des peuples. En parcourant les dissertations des anciens casuistes sur l’œuvre de chair, et notamment le lubrique traité du jésuite Sanchez de Matrimonio, on découvre aisément que, dans l’appréciation des cas de conscience, ils mesurent la culpabilité des actes obscènes suivant le préjudice qui en peut résulter pour la propagation de l’espèce. Persuadés, comme tout le monde, que les états les plus populeux doivent être les plus prospères, les érudits attribuaient la splendeur des cités antiques au nombre incomparable des habitans, et ils apportaient dans le dénombrement des peuples anciens une exagération dont la critique moderne a fait justice. À les en croire, l’Égypte, sous Sésostris, eût compté 34 millions d’habitans ; la Grèce, à l’époque florissante, 17 millions ; l’Italie avec les îles, 70 millions ; la Gaule plus de 40 millions. L’auteur des Lettres persanes alla jusqu’à dire que le monde connu des anciens avait été cinquante fois plus peuplé que de son temps. La comparaison était humiliante pour les modernes. On se demandait avec inquiétude si l’Occident épuisé n’allait pas redevenir un désert. À l’exemple de Louis XIV, qui exemptait de l’impôt les chefs de famille nombreuse, plusieurs gouvernemens prirent des mesures pour ranimer les sources de la reproduction. Il y eut même un moment d’effervescence philanthropique où il fut de mode de contribuer par des bonnes œuvres à la multiplication des citoyens. Vers 1754, à l’occasion de la naissance d’un prince, Mme de Pompadour dota et maria dans ses terres toutes les filles nubiles. Ce caprice était un ordre pour les courtisans : un assez grand nombre de mariages furent ainsi faits par les seigneurs et les riches bourgeois, et un statisticien calcula que la fantaisie de Mme de Pompadour devait, en moins d’une génération, enrichir le pays de 15 à 16 mille citoyens. En 1797, une année avant la publication de Malthus, Pitt proposa à la chambre des communes d’encourager par des gratifications les ménages qui compteraient beaucoup d’enfans.

« Ayant trouvé l’arc trop courbé d’un côté, dit Malthus, j’ai été porté à le trop courber de l’autre, dans l’espoir de le rendre droit. » Chaque pays désirait voir augmenter le nombre de ses habitans : démontrer que les encouragemens donnés à la population sont presque toujours