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ficelle comme celles que montrent nos Savoyards, mais qui se livrent à des pantomimes beaucoup moins décentes. Ce n’est pourtant pas là l’illustre Caragueuz, qui ne se produit d’ordinaire que sous forme d’ombre chinoise. Un cercle émerveillé de femmes, d’enfans et de militaires applaudit naïvement ces marionnettes éhontées. Ailleurs c’est un montreur de singes qui a dressé un énorme cynocéphale à répondre avec un bâton aux attaques des chiens errans de la ville, que les enfans excitent contre lui. Plus loin la voie se rétrécit et s’assombrit par l’élévation des édifices. Voici à gauche le couvent des derviches tourneurs, lesquels donnent publiquement une séance tous les mardis ; puis une vaste porte cochère, au-dessus de laquelle on admire un grand crocodile empaillé, signale la maison d’où partent les voitures qui traversent le désert du Caire à Suez. Ce sont des voitures très légères, dont la forme rappelle celle du prosaïque coucou ; les ouvertures, largement découpées, livrent tout passage au vent et à la poussière, c’est une nécessité sans doute ; les roues de fer présentent un double système de rayons, partant de chaque extrémité du moyeu pour aller se rejoindre sur le cercle étroit qui remplace les jantes. Ces roues singulières coupent le sol plutôt qu’elles ne s’y posent.

Mais passons. Voici à droite un cabaret chrétien, c’est-à-dire un vaste cellier où l’on donne à boire sur des tonneaux. Devant la porte se tient habituellement un mortel à face enluminée et à longues moustaches, qui représente avec majesté le Franc autochtone, la race, pour mieux dire, qui appartient à l’Orient. Qui sait s’il est Maltais, Italien, Espagnol ou Marseillais d’origine ? Ce qui est sûr, c’est que son dédain pour les costumes du pays et la conscience qu’il a de la supériorité des modes européennes l’ont induit en des raffinemens qui donnent une certaine originalité à sa garde-robe délabrée. Sur une redingote bleue dont les anglaises effrangées ont depuis long-temps fait divorce avec leurs boutons, il a eu l’idée d’attacher des torsades de ficelles qui se croisent comme des brandebourgs. Son pantalon rouge s’emboîte dans un reste de bottes fortes armées d’éperons. Un vaste col de chemise et un chapeau blanc bossué à retroussis verts adoucissent ce que ce costume aurait de trop martial et lui restituent son caractère civil. Quant au nerf de bœuf qu’il tient à la main, c’est encore un privilège des Francs et des Turcs qui s’exerce trop souvent aux dépens des épaules du pauvre et patient fellah.

Presque en face du cabaret, la vue plonge dans une impasse étroite, où rampe un mendiant aux pieds et aux mains coupés ; ce pauvre diable implore la charité des Anglais, qui passent à chaque instant, car l’hôtel Waghorn est situé dans cette ruelle obscure qui, de plus, conduit au théâtre du Caire et au cabinet de lecture de M. Bonhomme, annoncé par un vaste écriteau peint en lettres françaises. Tous les plaisirs de la