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Je savais déjà Seyd-Aga un convive fort aimable, et, bien que nous n’eussions eu pendant notre commune traversée que des relations de pantomime, notre connaissance était assez avancée pour que je pusse sans indiscrétion l’entretenir de mes affaires et lui demander conseil.

Machallah ! s’écria-t-il tout d’abord, le cheik a bien raison, un jeune homme de votre âge devrait s’être déjà marié plusieurs fois !

— Vous savez, observai-je timidement, que dans ma religion l’on ne peut épouser qu’une femme, et il faut ensuite la garder toujours, de sorte qu’ordinairement l’on prend le temps de réfléchir, on veut choisir le mieux possible.

— Ah ! je ne parle pas, dit-il en se frappant le front, de vos femmes roumis (européennes), elles sont à tout le monde et non à vous ; ces pauvres folles créatures montrent leur visage entièrement nu, non-seulement à qui veut le voir, mais à qui ne le voudrait pas. — Imaginez-vous, ajouta-t-il en pouffant de rire et se tournant vers d’autres Turcs qui écoutaient, que toutes, dans les rues, me regardaient avec les yeux de la passion, et quelques-unes même poussaient l’impudeur jusqu’à vouloir m’embrasser.

Voyant les auditeurs scandalisés au dernier point, je crus devoir leur dire, pour l’honneur des Européennes, que Seyd-Aga confondait sans doute l’empressement intéressé de certaines femmes avec la curiosité honnête du plus grand nombre.

— Encore, ajoutait Seyd-Aga, sans répondre à mon observation, qui parut seulement dictée par l’amour-propre national, si ces belles méritaient qu’un croyant leur permît de baiser sa main ! mais ce sont des plantes d’hiver, sans couleur et sans goût, des figures maladives que la famine tourmente, car elles mangent à peine, et leur corps tiendrait entre mes mains. Quant à les épouser, c’est autre chose ; elles ont été élevées si mal, que ce serait la guerre et le malheur dans la maison. Chez nous, les femmes vivent ensemble et les hommes ensemble, c’est le moyen d’avoir partout la tranquillité.

— Mais ne vivez-vous pas, dis-je, au milieu de vos femmes dans vos harems ?

— Dieu puissant ! s’écria-t-il, qui n’aurait la tête cassée de leur babil ? Ne voyez-vous pas qu’ici les hommes qui n’ont rien à faire passent leur temps à la promenade, au bain, au café, à la mosquée, ou dans les audiences ou dans les visites qu’on se fait l’un à l’autre ? N’est-il pas plus agréable de causer avec des amis, d’écouter des histoires et des poèmes, ou de fumer en rêvant, que de parler à des femmes préoccupées d’intérêts grossiers, de toilette ou de médisance ?

— Mais vous supportez cela nécessairement aux heures où vous prenez vos repas avec elles.

— Nullement. Elles mangent ensemble ou séparément à leur choix,