Page:Revue des Deux Mondes - 1846 - tome 14.djvu/421

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

établis chez vous exécutent en quelques heures des coussins de divan qui deviennent la nuit des matelas. Le bois du meuble se compose d’une cage longue qu’un vannier construit sous vos yeux avec des bâtons de palmier ; c’est léger, élastique et plus solide qu’on ne croirait. Une petite table ronde, quelques tasses, de longues pipes ou des narguilés, — à moins que l’on ne veuille emprunter tout cela au café voisin, — et l’on peut recevoir la meilleure société de la ville. Le pacha seul possède un mobilier complet, des lampes, des pendules ; mais cela ne lui sert en réalité qu’à se montrer ami du commerce et des progrès européens.

Il faut encore des nattes, des tapis et même des rideaux pour qui veut afficher du luxe. J’ai rencontré dans les bazars un Juif qui s’est entremis fort obligeamment entre Abdallah et les marchands pour me prouver que j’étais volé des deux parts. Le Juif a profité de l’installation du mobilier pour s’établir en ami sur l’un des divans ; il a fallu lui donner une pipe et lui faire servir du café. Il s’appelle Yousef, et se livre à l’élève des vers à soie pendant trois mois de l’année. Le reste du temps, me dit-il, il n’a d’autre occupation que d’aller voir si les feuilles des mûriers poussent et si la récolte en sera bonne. Il semble, du reste, parfaitement désintéressé et ne recherche la compagnie des étrangers que pour se former le goût et se fortifier dans la langue française.

Ma maison est située dans une rue du quartier cophte, qui conduit à la porte de la ville correspondante aux allées de Schoubrah. Il y a un café en face, un peu plus loin une station d’âniers, qui louent leurs bêtes à raison d’une piastre l’heure ; plus loin encore une petite mosquée accompagnée d’un minaret. Le premier soir que j’entendis la voix lente et sereine du muezzin, au coucher du soleil, je me sentis pris d’une indicible mélancolie : « Qu’est-ce qu’il dit ? demandai-je au drogman. — Qu’il n’y a d’autre Dieu que Dieu. - La Allah ila Allah !… Je connais cette formule ; mais ensuite ? — O vous qui allez dormir, recommandez vos ames à celui qui ne dort jamais ! »

Il est certain que le sommeil est une autre vie dont il faut bien tenir compte. Depuis mon arrivée au Caire, toutes les histoires des Mille et une Nuits me repassent par la tête, et je vois en rêve tous les dives et les géans déchaînés depuis Salomon. On rit beaucoup en France des démons qu’enfante le sommeil, et l’on n’y reconnaît que le produit de l’imagination exaltée ; mais cela en existe-t-il moins relativement à nous, et n’éprouvons-nous pas dans cet état toutes les sensations de la vie réelle ? Le sommeil est souvent lourd et pénible dans un air aussi chaud que celui de l’Égypte, et le pacha, dit-on, a toujours un serviteur debout à son chevet pour l’éveiller chaque fois que ses mouvemens ou son visage trahissent un sommeil agité. Mais ne suffit-il pas de se recommander