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tous, et mystérieuse sous son voile comme l’antique déesse du Nil. Un seul homme aura le secret de cette beauté ou de cette grace ignorée ; un seul peut tout le jour poursuivre en paix son idéal, et se croire le favori d’une sultane ou d’une fée ; le désappointement même laisse à couvert son amour-propre ; et d’ailleurs tout homme n’a-t-il pas le droit, dans cet heureux pays, de renouveler plus d’une fois cette journée de triomphe et d’illusion ?


III – LE DROGMAN ABDALLAH

Mon drogman est un homme précieux, mais j’ai peur qu’il ne soit un trop noble serviteur pour un si petit seigneur que moi. C’est à Alexandrie, sur le pont du bateau à vapeur le Léonidas, qu’il m’était apparu dans toute sa gloire. Il avait accosté le navire avec une barque à ses ordres, ayant un petit noir pour porter sa longue pipe et un drogman plus jeune pour lui faire cortège. Une longue tunique blanche couvrait ses habits et faisait ressortir le ton de sa figure, où le sang nubien colorait un masque emprunté aux têtes de sphinx de l’Égypte : c’était sans doute le produit de deux races mélangées ; de larges anneaux d’or pesaient à ses oreilles, et sa marche indolente dans ses longs vêtemens achevait d’en faire pour moi le portrait idéal d’un affranchi du bas-empire.

Il n’y avait pas d’Anglais parmi les passagers ; notre homme, un peu contrarié, s’attache à moi faute de mieux. Nous débarquons ; il loue quatre ânes pour lui, pour sa suite et pour moi, et me conduit tout droit à l’hôtel d’Angleterre, où l’on veut bien me recevoir moyennant soixante piastres par jour ; quant à lui-même, il bornait ses prétentions à la moitié de cette somme, sur laquelle il se chargeait d’entretenir le second drogman et le petit noir.

Après avoir promené tout le jour cette escorte imposante, je m’avisai de l’inutilité du second drogman et même du petit garçon. Abdallah (c’est ainsi que s’appelait le personnage) ne vit aucune difficulté à remercier son jeune collègue ; quant au petit noir, il le gardait à ses frais en réduisant d’ailleurs le total de ses propres honoraires à vingt piastres par jour, environ cinq francs.

Arrivés au Caire, les ânes nous portaient tout droit à l’hôtel anglais de la place de l’Esbekieh ; j’arrête cette belle ardeur en apprenant que le séjour en était aux mêmes conditions qu’à celui d’Alexandrie. — Vous préférez donc aller à l’hôtel Waghorn dans le quartier franc ? me dit l’honnête Abdallah. — Je préférerais un hôtel qui ne fût pas anglais.- Eh bien ! vous avez l’hôtel français de Domergue. — Allons-y. — Pardon, je veux bien vous y accompagner, mais je n’y resterai pas. — Pourquoi ? — Parce que c’est un hôtel qui ne coûte par jour que quarante piastres ; je ne puis aller là. — Mais j’irai très bien, moi. – Vous