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phrase mélodique, qui réveillait en moi l’idée d’un vieux noël bourguignon ou provençal. Cela appartenait-il au songe ou à la vie ? Mon esprit hésita quelque temps avant de s’éveiller tout-à-fait. Il me semblait qu’on me portait en terre d’une manière à la fois grave et burlesque, avec des chantres de paroisse, et des buveurs couronnés de pampre ; une sorte de gaieté patriarcale et de tristesse mythologique mélangeait ses impressions dans cet étrange concert, où de lamentables chants d’église formaient la basse d’un air bouffon propre à marquer les pas d’une danse de corybantes. Le bruit se rapprochant et grandissant de plus en plus, je m’étais levé tout engourdi encore, et une grande lumière, pénétrant le treillage extérieur de ma fenêtre, m’apprit enfin qu’il s’agissait d’un spectacle tout matériel. Cependant ce que j’avais cru rêver se réalisait en partie ; des hommes presque nus, couronnés comme des lutteurs antiques, combattaient au milieu de la foule avec des épées et des boucliers, mais ils se bornaient à frapper le cuivre avec l’acier en suivant le rhythme de la musique, et, se remettant en route, recommençaient plus loin le même simulacre de lutte. De nombreuses torches et des pyramides de bougies portées par des enfans éclairaient brillamment la marche et guidaient un long cortége d’hommes et de femmes, dont je ne pus distinguer tous les détails. Quelque chose comme un fantôme rouge portant une couronne de pierreries avançait lentement entre deux matrones au maintien grave, et un groupe confus de femmes en vêtemens bleus fermait la marche en poussant à chaque station un gloussement criard du plus singulier effet.

C’était un mariage, il n’y avait plus à s’y tromper. J’avais vu à Paris, dans les planches gravées du citoyen Cassas, un tableau complet de ces cérémonies ; mais ce que je venais d’apercevoir à travers les dentelures de la fenêtre ne suffisait pas à éteindre ma curiosité, et je voulus, quoi qu’il arrivât, rattraper le cortége et l’observer plus à loisir. Mon drogman Abdallah, à qui je communiquai cette idée, fit semblant de frémir de ma hardiesse, se souciant peu de courir les rues au milieu de la nuit, et me parla du danger d’être assassiné ou battu. Heureusement j’avais acheté un de ces manteaux de poil de chameau nommés machallah qui couvrent un homme des épaules aux pieds ; avec ma barbe déjà longue et un mouchoir tordu autour de la tête, le déguisement était complet.


II — UNE NOCE AUX FLAMBEAUX

La difficulté fut de rattraper le cortége, qui s’était perdu dans le labyrinthe des rues et des impasses. Le drogman avait allumé une lanterne de papier, et nous courions au hasard, guidés ou trompés de temps en temps par quelques sons lointains de cornemuse ou par des éclats de lumière reflétés aux angles des carrefours. Enfin nous atteignons