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belle. Celles qui ne le sont pas savent mieux maintenir leurs voiles, et l’on ne peut leur en vouloir. C’est bien là le pays des rêves et de l’illusion ! La laideur est cachée comme un crime, et l’on peut toujours entrevoir quelque chose de ce qui est forme, grace, jeunesse et beauté.

La ville elle-même, comme ses habitantes, ne dévoile que peu à peu ses retraites les plus ombragées, ses intérieurs les plus charmans. Le soir de mon arrivée au Caire, j’étais mortellement triste et découragé. En quelques heures de promenade sur un âne et avec la compagnie d’un drogman, j’étais parvenu à me démontrer que j’allais passer là les six mois les plus ennuyeux de ma vie, et tout cependant était arrangé d’avance pour que je n’y pusse rester un jour de moins. Quoi ! c’est là, me disais-je, la ville des Mille et une Nuits, la capitale des califes fatimites et des soudans ?… Et je me plongeais dans l’inextricable réseau des rues étroites et poudreuses, à travers la foule en haillons, l’encombrement des chiens, des chameaux et des ânes, — aux approches du soir dont l’ombre descend vite, grace à la poussière qui ternit le ciel et à la hauteur des maisons.

Qu’espérer de ce labyrinthe confus, grand peut-être comme Paris ou Rome, de ces palais et de ces mosquées que l’on compte par milliers ? Tout cela a été splendide et merveilleux sans doute, mais trente générations y ont passé ; partout la pierre croule, et le bois pourrit. Il semble qu’on voyage en rêve dans une cité du passé, habitée par des fantômes qui la peuplent sans l’animer. Chaque quartier entouré de murs à créneaux, fermé de lourdes portes comme au moyen-âge, conserve encore la physionomie qu’il avait sans doute à l’époque de Saladin ; de longs passages voûtés conduisent çà et là d’une rue à l’autre, plus souvent on s’engage dans une voie sans issue ; il faut revenir. Peu à peu tout se ferme, les cafés seuls sont éclairés encore, et les fumeurs assis sur des cages de palmier, aux vagues lueurs de veilleuses nageant dans l’huile, écoutent quelque longue histoire débitée d’un ton nasillard. Cependant les moucharabys s’éclairent : ce sont des grilles de bois, curieusement travaillées et découpées, qui s’avancent sur la rue et font office de fenêtres ; la lumière qui les traverse ne suffit pas à guider la marche du passant, d’autant plus que bientôt arrive l’heure du couvre-feu ; chacun se munit d’une lanterne, et l’on ne rencontre guère dehors que des Européens ou des soldats faisant la ronde.

Pour moi, je ne voyais plus trop ce que j’aurais fait dans les rues passé cette heure, c’est-à-dire dix heures du soir, et je m’étais couché fort tristement, me disant qu’il en serait sans doute ainsi tous les jours, et désespérant des plaisirs de cette capitale déchue. Mon premier sommeil se croisait d’une manière inexplicable avec les sons vagues d’une cornemuse et d’une viole enrouée, qui agaçaient sensiblement mes nerfs. Cette musique obstinée répétait toujours sur divers tons la même