c’était un pauvre ouvrier, qui, de métier en métier, de misères en misères, avec une inébranlable patience, avec une intelligence droite et nerveuse, avait assez appris pour arriver à une position meilleure ; il était depuis quelque temps caissier du théâtre de Leipzig, et il avait acheté une petite maison qui lui donnait droit de cité. À travers tous les apprentissages manqués de sa jeunesse, il avait beaucoup lu, quelquefois écrit, toujours observé ; il était ainsi devenu supérieur à son entourage ordinaire, et bon à monter plus haut. Le flot du moment le portait ; il en est toujours ainsi lorsque la vie publique devient chose réelle ; le vent qui pousse ou remue la société entr’ouvre les profondeurs qui cachaient des hommes, et ils apparaissent à la surface. Robert Blum avait le don de la parole, et par un heureux accord il était à la fois puissant et raisonnable. Ayant opiniâtrement lutté contre la mauvaise fortune pour asseoir enfin son existence, ayant à peu près réussi selon ses vœux et par son seul courage, il ne donnait pas dans les chimères, et s’occupait peu d’abstractions sociales. C’était un orateur de carrefour qui faisait de la politique positive. Leipzig était peut-être la ville d’Allemagne qui convenait le mieux au développement de cette singulière nature. Depuis qu’aux journées d’août les magistrats avaient eux-mêmes appelé Robert Blum sur le balcon de l’hôtel-de-ville pour qu’il haranguât la multitude à leur place, son autorité avait toujours grandi, et l’on saluait partout sa présence avec respect. Il était l’ame de ces assemblées qui depuis deux mois tenaient tout le monde en haleine, et, quand on voyait sa lourde personne s’installer carrément dans quelque tribune de rencontre, il y avait aussitôt pour lui plus de silence et d’attention que pour aucun autre, fût-ce un professeur. Je le trouvai justement dans une de ces réunions populaires. Il s’agissait de protester contre le rapport publié par les ministres sur les événemens du 12 août. La scène m’intéressa vivement ; on y sentait tout de suite le bon ordre et la bonne foi. Quinze cents personnes convoquées dans la grande salle de l’hôtel de Pologne écoutaient, applaudissaient ou désapprouvaient, sans tumulte et sans distraction, avec une sorte de gravité passionnée. Il me semble encore avoir devant les yeux un honnête marchand, d’âge déjà mûr, qui, au souvenir sans cesse rappelé de la nuit fatale, serrait les poings, et murmurait à côté de moi d’une voix entrecoupée : C’en est trop, c’en est trop ! Zu hart ! zu hart !
C’est aujourd’hui là vraiment le cri de l’Allemagne, non pas un cri de colère aveugle, mais la parole vibrante et résolue d’une volonté de sang-froid. On l’entend de toutes parts dans cet éveil universel de la pensée politique, et, si elle résonnait à Leipzig plus haut qu’ailleurs, c’est qu’il était moins facile d’en étouffer le bruit au milieu des circonstances que j’ai racontées. Je me promenais dans les rues encore encombrées des