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pauvre litterat de Leipzig, cet enfant déshérité de la grande famille des gens de lettres, si opulente ailleurs. C’est d’ordinaire le fils d’un maître d’école de campagne qui en possède cinq ou six autres ; il a reçu au village cette instruction classique dont l’Allemagne est si prodigue ; il n’est plus bon à la terre, il est un demi-savant ; on l’envoie à l’université de compagnie avec le hasard et la misère ; il a quelque seize ou dix-huit ans ; il faut déjà qu’il travaille pour vivre au lieu de travailler pour étudier ; tout au plus arrive-t-il à gagner ce titre de docteur dont la conquête est maintenant chose si vulgaire ; quelquefois même il le prend et le porte sans pouvoir en justifier ; il est docteur de par sa maigre mine et ses doigts tachés d’encre ; il n’entrera jamais dans un corps universitaire ; il ne saurait passer par la route difficile, par la porte étroite du privat-docent ; son savoir, son existence, tout est au jour le jour, et il ne peut s’aventurer dans ces ambitieuses pensées d’un long avenir. Il tombe ainsi dans les mains du libraire qui le traite en corvéable, et sous le poids de cette fastidieuse besogne, sans laquelle manquerait le pain du jour, il assiste lentement, au dépérissement de lui-même.

La jeunesse pourtant ne s’éteint pas ainsi sans lutte et sans secousse, elle n’accepte pas si vite une si froide mort. Cette nature qui se consume dans les basses fonctions d’un manœuvre, elle était peut-être ardente et caractérisée ; elle s’opiniâtre à vouloir vivre. La journée allemande est bien longue ; elle n’est jamais coupée de cette façon dont le caprice nous coupe la nôtre ; une fois sa nourriture gagnée, le litterat trouve encore du temps pour redevenir son maître et laisser le champ libre à sa pensée. A quoi va-t-il employer ces quelques heures bienfaisantes ? Il n’a ni études positives ni méditations assidues ; quand il descend au fond de lui-même, il y trouve des instincts et des sentimens plutôt que des idées claires ; il veut le bien de tous avec cette noble passion d’une ame qui n’est pas flétrie ; il ressent les misères du siècle avec cette involontaire aigreur des infortunés ; comment dire tout cela, comment se dire lui-même ? car c’est là le grand bonheur, le vrai soulagement pour cet esprit toujours occupé à copier ou à traduire les autres : Le litterat fait des pamphlets, c’est sa seule récréation, des pamphlets gros ou petits, philosophiques ou politiques, envers ou en prose ; il est tout pénétré des impressions générales sous lesquelles passe le monde ; son métier même est d’en multiplier les échos par une reproduction quotidienne ; il faut qu’il fasse plus de bruit s’il prétend qu’on l’entende : aussi le voit-on s’élancer toujours à l’avant-garde du mouvement social et combattre en éclaireur, plus souvent même en aventurier. Il y a là toute une nuée de journalistes prêts à éclore au premier jour où l’Allemagne aura la liberté de la presse ; il y a là bien certainement en germe cette armée de publicistes qui sortit de terre comme