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la mobilité même de ses manifestations, parce qu’elle n’était pas seulement idée, mais substance. La logique n’avait encore valu jusqu’ici que comme instrument de méthode, comme procédé de raisonnement. La logique de la nouvelle école était avant tout la science de l’être, parce qu’elle était l’être en soi dans sa plus pure et sa plus complète acception, l’être abstrait identique au néant. La logique décrivant les lois générales du développement de l’idée, ce n’était pas autre chose que l’idée elle-même se développant suivant ces lois. La règle et l’objet de la règle se confondaient de sorte qu’il ne pouvait pas y avoir plusieurs règles, mais une seule, de sorte que l’enseignement hégélien n’était pas une philosophie après tant d’autres, mais la philosophie unique et perpétuelle, un fait absolu. La jeunesse se précipita donc sur ces augustes fonctions de la dialectique, avec laquelle on entrait si avant au cœur de l’idée pour en analyser la marche, qu’on devenait soi-même l’idée marchant et analysant. L’exaltation du sentiment ne garda plus assez d’empire pour distraire l’esprit de cette béatitude que lui procurait la science. La pensée logique du génie allemand devait l’emporter peu à peu sur le christianisme sentimental de Schleiermacher, et, si l’on ne quitta point sa chaire pour celle de Hegel, il y eut pourtant deux autels élevés l’un contre l’autre, deux camps aux prises. « La religion, s’écriaient les adeptes avec l’énergique expression de la langue kantienne, c’était la catégorie de l’amour ; il fallait l’abandonner à qui ne pouvait s’élever jusqu’à la catégorie de la raison ; c’était une forme confuse sous laquelle on atteignait l’absolu, quand on n’était pas doué d’un organe plus simple et plus direct. » Cette dépendance religieuse que Schleiermacher imposait à l’individu comme vertu suprême, comme condition première de son existence morale, Hegel l’accablait de ses plus lourds mépris. Dépositaire de l’idée universelle, l’homme de Hegel la conduisait jusqu’à la connaissance réfléchie d’elle-même par une série d’équations métaphysiques ; au dernier terme, il s’y trouvait enfin compris et assimilé. L’homme de Schleiermacher, ne renfermant en lui qu’une portion de cette idée souveraine, se reconnaissait incapable de la concevoir entière avec son raisonnement, et ne pouvait atteindre à la possession du tout sans une aspiration passionnée qu’on appelait le sentiment de la dépendance. Il y avait un monde entre cette certitude de la foi et la certitude de la démonstration, et, quoique de part et d’autre l’intelligence fût réellement elle seule le dieu qu’elle adorât, il était impossible que le dieu conquis par l’effort de la science ressemblât jamais à ce dieu désiré dans l’élan de la sensibilité. « Il faudra bien un jour, disait Schleiermacher à ses amis, que j’écrive sur ces sottises hégéliennes un petit livre à la manière de Platon. » L’esprit des Dialogues ne lui aurait pas manqué ; il était beaucoup le sien ; on le savait très habile dans l’art d’accoucher les intelligences, et il passait à bon