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était un côté de son esprit : « Mon Dieu ! délivrez-nous de Harms ; libera nos à malo (harms, misère, affliction). » Il y avait bien aussi des rationalistes opiniâtres qui repoussaient la loi du sentiment, et, ne voulant point d’une dogmatique si passionnée, criaient à l’hypocrisie. De ceux-là, Schleiermacher ne s’inquiétait même pas. Pour qui l’avait une fois entendu, pour qui avait contemplé dans la chaire apostolique sa figure rayonnante du feu de la vérité, il n’était pas permis de croire qu’il ne fût point convaincu. Au moment où son fils unique expirait, il se jeta la face sur celle de l’enfant, et, déchiré jusque dans cet embrassement suprême par l’angoisse d’un chrétien, il lui dit avec toute son ame : Nathaniel, aimes-tu ton Sauveur ? Et comme la voix mourante avait encore pu répondre, il confessa que sa douleur était pleine d’espérance. Qui donc appelait-il de ce grand nom de Sauveur ? Était-ce un héros qui se sacrifiait pour apprendre à ses frères comment il se fallait tous chérir ? Était-ce un homme-dieu qui rachetait sa créature par les mérites du sang répandu ? Nul ne sondera jamais le dernier repli d’une ame exaltée, quand elle est à la fois sincère et profonde : ajoutons seulement que Schleiermacher se plaisait dans sa vieillesse à montrer le catéchisme aux petits enfans ; ç’avait été la dernière joie du mystique Gerson.

Ces pieux souvenirs, qui animaient toute la conversation de mon docte ami, m’aidaient à me faire de son temps, et j’en comprenais mieux les idées en en voyant vivre les hommes ; souvent, à l’écouter, il me semblait lire les Tischreden de Luther. Je n’ai jamais mieux senti la fascination jadis exercée par l’œuvre hégélienne qu’en remontant d’anecdote en anecdote, au milieu même du monde qu’elle fascina. M. S… avait encore été le spectateur très intéressé de cette révolution nouvelle ; il me racontait détail par détail comment le règne de Hegel avait éclipsé à Berlin celui de Schleiermacher, et j’admirais, dans un des derniers témoins qu’elle eût laissés après elle, cette étrange Allemagne du passé où les vicissitudes de la métaphysique occupaient l’imagination populaire comme les victoires d’un conquérant.

De 1815 à 1822, Schleiermacher avait gouverné sans rival cet empire des intelligences si glorieusement enlevé à la tyrannie de Fichte et de Frédéric. Dans les dix années qui suivirent, la logique battit en brèche la philosophie du sentiment, et à côté de celle-ci Hegel installa solennellement la philosophie de l’idée. Berlin avait passé de Fichte à Schleiermacher bien plutôt que de Fichte à Schelling. M. de Schelling n’avait pas alors voulu venir en Prusse, et ses premières inventions n’y jetaient pas autant d’éclat qu’ailleurs. Son rang une fois négligé dans la généalogie des philosophes, l’autorité de Hegel était d’autant plus saisissante, qu’elle semblait plus entièrement nouvelle. Hegel descendait en droite ligne de Fichte, auquel Schleiermacher avait voulu se dérober