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présentent et qui ne relèvent pas du point de départ ; il me semble que, si peu que le drame s’allonge, on diminue beaucoup le mérite ou le démérite des personnages du dernier acte en chargeant les premiers arrivés sur la scène d’une responsabilité trop exclusive. Plus il y a de personnes responsables le long du chemin où passe une idée, plus l’idée est humaine et vivante. Laissons donc à chacun le vrai caractère qu’il eut en son temps, et n’imputons point le présent au compte du passé. On lit aujourd’hui Schleiermacher à la lumière de toutes les théories dont la filiation embrasse la sienne ; on l’écoutait jadis parler sous la seule influence de ses propres pensées, sous le coup de son autorité personnelle et originale, au milieu des circonstances qui rendaient.sa propagande significative. On songeait bien alors à s’effrayer du panthéisme ! on renaissait à la vie morale et à Dieu. L’église extérieure était devenue toute matérielle ; le sens même du protestantisme s’y perdait dans l’immobilité de la lettre, dans l’uniformité de la hiérarchie, et voilà qu’un prêtre inspiré annonçait du haut de la chaire que tout individu était prêtre comme lui et prêtre divin ; il reconnaissait à chacun le droit d’exprimer son sentiment religieux, parce que le sentiment religieux était l’essence même de la nature ; il apportait dans le culte officiel de Berlin l’enthousiasme et la spiritualité d’un frère morave. Ce n’est pas tout. Les sources vives du cœur s’étaient taries ; un scepticisme glacial avait desséché les ames ; il n’y avait plus dans la société que des émotions factices ou misérables, et voilà que ce simple pasteur en appelait aux émotions profondes. Il frappait ces durs rochers, et l’eau salutaire recommençait à jaillir ; il enseignait au nom de l’amour chrétien ; il prêchait la vertu de l’association fraternelle ; il demandait au fidèle de vivre tout à tous et en tous. Cette ampleur d’affection, c’était vraiment la paix de Dieu ; cette intime union de tous en un, c’était la béatification, c’était, à proprement parler, le Verbe qui se faisait chair ; et le premier qui avait assez aimé l’humanité pour la sentir tout entière palpiter au fond de lui-même, celui-là méritait d’être nommé le sauveur.

La mémoire de cette tendre et sublime éloquence demeurait encore fraîche après bien des années, et le disciple qui m’en racontait les merveilles semblait toujours assister à ce travail de régénération. Ce fut le plus pur des triomphes. La foi de Schleiermacher avait tout vaincu, et sa nouvelle démonstration chrétienne s’était élevée par-dessus tous les obstacles. Les vrais orthodoxes, les défenseurs entêtés d’un Évangile littéral lui déclarèrent la guerre ; mais ce mouvement religieux qu’ils n’avaient pas su produire était trop fort pour qu’ils pussent en arrêter le cours. Il y avait alors un M. Harets, sur qui M. Hengstenberg semble aujourd’hui prendre modèle. Schleiermacher., poursuivi par ses invectives, murmurait tranq illement, avec cette bonhomie malicieuse qui