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capables d’arrêter un esprit plus passionné que logique, et l’extase d’un cœur ravi se contente mal du vide d’un symbole.

Pour nous qui analysons froidement et à longue distance de cette époque maintenant effacée, pour nous la doctrine de Schleiermacherr n’est qu’un pas de plus sur la pente fatale où se précipitaient depuis. Kant les méditations des beaux génies de l’Allemagne ; quelle que soit la réserve avec laquelle il touchait lui-même à l’écueil, nous voyons trop bien qu’il était au fond plus près de Spinosa que de l’Évangile, et nous sommes fort embarrassés de trouver cette distinction qu’il avait cru si solidement établir entre la conscience et l’absolu. Ce Dieu dont chaque homme possède une parcelle, ce Dieu qui s’adore pour ainsi dire lui-même par l’intermédiaire de l’homme dans l’ensemble de ses fragmens, c’est le Dieu du panthéisme ; cette dépendance des existences individuelles par rapport à l’existence suprême, ce n’est, à regarder sévèrement, ni de l’humilité, ni de l’amour : c’est la relation mécanique des parties intégrantes avec le tout qu’elles composent, c’est une nécessité de fait déguisée quand même par la sensibilité qui l’embellit. Écartons le souvenir des dernières années de Schleiermacher, rapprochons ses idées les plus essentielles des systèmes qui l’avoisinent, il en diffère moins qu’il ne leur emprunte ou ne leur prête. Il ne lui sert à rien de briser l’implacable unité du moi pensant de Fichte pour obtenir la multiplicité des moi sentans ; qu’est-ce que cet esprit du monde qui remplit ou absorbe tous les esprits particuliers, sinon toujours le moi unique et absolu ? Vainement même l’ardent évangéliste dépensera son cœur à fonder sa singulière orthodoxie, il n’a pu s’empêcher de trop user du jugement critique contre l’ancienne, et sa méthode d’ironie, la vieille ironie de Socrate, éveillera pour la première fois l’humeur inquiète, l’audace agressive de Strauss. Strauss l’avoue franchement, et doit, dit-on, à l’étude de Schleiermacher l’inspiration de la Vie de Jésus.

Schleiermacher et Strauss ! il n’y a cependant qu’une bien stricte rigueur, qu’une justice bien injuste qui puisse réunir ces deux noms, et l’éloquent orateur du christianisme restauré serait lui-même fort étonné de se trouver si près d’un si terrible destructeur. Ni lui ni ses contemporains ne doutaient de la valeur religieuse de son enseignement ; tout le monde alors, sous sa direction, s’occupait avec une pleine foi de gagner le ciel par l’église. Le bon S… repoussait du plus vif de son ame ces analogies menaçantes qui ne l’avaient jamais alarmée ; il se sentait fort de sa conscience et sûr de sa dévotion. Ce serait toujours sage de ne voir dans les idées d’une époque ou d’un homme que ce que l’homme ou l’époque y voit, et c’est souvent mal raisonner de vouloir que les principes contiennent à priori toutes leurs conséquences. Je me plais à penser que dans l’évolution d’une doctrine ou d’un événement il est des suites qui devaient arriver et qui n’arrivent pas, des conjonctures qui se