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et dans ces contrées écartées, sous l’empire de coutumes encore primitives, le régime constitutionnel avait besoin pour s’introduire d’une plus longue épreuve que celle qui lui a été donnée.

Il n’y a presque, en Hanovre, ni industrie ni commerce, par conséquent point de bourgeoisie riche ; il n’y a guère, dans les campagnes, de très grands propriétaires, par conséquent point d’odieuse pauvreté ; les paysans, à peine affranchis de leurs redevances féodales, grace aux événemens de 1831, jouissent d’un certain bien-être matériel, sans avoir beaucoup changé leurs anciennes mœurs. Dans les villes, presque toutes les familles de classe moyenne tirent leur subsistance de l’état, qui leur demande ses fonctionnaires, et se les attache ainsi très strictement par les places qui les nourrissent. L’agitation devait donc manquer partout, faute d’agitateurs, faute même de foyers où elle pût s’allumer. Les habitudes sociales du nord de l’Allemagne sont bien autres que celles du midi, et le mouvement des idées se ressent de cette différence. En Hanovre comme en Prusse, la famille se retire en elle-même, et demeure très renfermée ; le père ne la quitte point chaque soir pour aller rejoindre ses amis dans quelque endroit public, auberge, cercle ou cabaret, à la Kneipe, nom populaire de la taverne souabe. Qui n’a point un peu respiré l’atmosphère enfumée de ces réunions tout allemandes, qui n’a point goûté la franchise cordiale de ces bruyantes causeries, celui-là ne saurait imaginer avec quelle vivacité la langue et la pensée s’y jouent et s’y aiguisent ; vivacité profitable, parce qu’elle tourne aux choses sérieuses, et ne s’amuse point aux frivolités : elle y réussirait trop mal. Je voyais venir à Tubingue, dans la grande salle de l’unique hôtellerie que possède peut-être la savante bourgade, les plus honorables membres du corps académique, et l’université siégeait là presque entière avec son recteur et ses doyens, sauf quelques dissidens qui prêchaient l’élégance des salons français. C’était un sénat de bonne et tranquille humeur, où l’on avait de l’esprit à son aise, chacun, la pipe en main, devant sa bouteille, payant honnêtement son écot à la conversation. Ce rapprochement de tous les jours entre hommes qui se valent, cet échange familier de leurs opinions en toutes matières, cette sorte de publicité qui propage leur parole, ce sont là des causes réelles d’excitation politique, souvent même de développement moral. Dans le nord, en Prusse, en Silésie, on a bien senti ce qu’on perdait à s’engourdir ainsi, famille par famille, autour de la table à thé. Il n’y avait pas d’institutions positives qui rompissent cette languissante monotonie. On a fondé des sociétés bourgeoises, pour remédier, par des assemblées régulières, aux influences fâcheuses de l’isolement domestique. Ces espèces d’athénées furent bientôt populaires, il s’y débitait solennellement des lectures et des discours, on avait à peu près là l’enseignement de la Kneipe, sous forme plus officielle et plus disciplinée ; mais, s’annonçant ainsi d’une