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avec Heeren, était arrivée cette autre génération que l’exil a dispersée, Gervinus, Dahlman et les frères Grimm. Il ne reste maintenant que des hommes tout-à-fait isolés par la spécialité même de leurs études, M. Lücke, le doyen de l’exégèse orthodoxe, l’astronome Gauss, M. Ritter, l’habile et consciencieux historien de la philosophie. Pour ces forts esprits dont l’originalité seule a besoin d’indépendance, on n’en trouve plus à Goettingue ; ils seraient mal à l’aise dans un milieu si contraire à leurs inspirations. Ottfried Müller, le dernier qu’on possédât, est allé mourir en Grèce. A la manière dont sont à présent occupées les chaires d’où pourraient tomber des paroles inquiétantes, il est facile de croire qu’on a prévenu le danger ; on a beau annoncer des cours d’histoire et de politique, il y manque le savoir intelligent et fécond, il n’y faut plus attendre ni cette fierté d’aristocrate dorien qui caractérisait Müller, ni cette science constitutionnelle que popularisait Dahlman, l’auteur de la charte hanovrienne. On raconte les faits, on ne les juge pas ; on ne parle des pays libres que pour les rabaisser au profit des monarchies pures ; le programme est formel, et l’on s’y soumet, sauf à gémir tout bas : rude humiliation, plus rude encore en Allemagne que partout ailleurs.

J’ai dit le peu que valaient ces privilèges académiques dont on se glorifie tant au-delà du Rhin, et quel faible appui c’était contre les volontés des princes. Il est bon néanmoins de le reconnaître, la chaire du professeur, si mal abritée soit-elle en face du pouvoir, passe toujours dans l’opinion pour une sorte de sanctuaire, et demeure entourée d’une vénération d’habitude. Les établissemens universitaires sont chez les nations allemandes l’équivalent des institutions politiques dont on les a frustrées ; le patriotisme s’en mêle, et c’est un point d’honneur national de porter au plus haut l’excellence et la dignité de ce grand enseignement. Les gouvernemens attachent beaucoup de prix à toujours relever leurs écoles ; ils s’estiment heureux, quand ils peuvent les remplir par des choix illustres, et se piquent à cet endroit du même orgueil que leurs sujets, pour peu qu’ils ne craignent pas de se compromettre c’est là le plus clair de leur libéralisme. Les rigueurs du roi Ernest ont donc été d’autant plus sensibles qu’elles étaient plus extraordinaires. S’il convenait cependant d’oublier quelque part la morgue trop connue du duc de Cumberland, c’eût été certes envers ces objets accoutumés du respect public ; il sembla tout au contraire que le vieux tory fût pressé de fournir en Allemagne un trait de caractère, tant il commença vite à insulter, avec les façons de son pays et de son parti, tout ce qui vivait de la plume ou de la parole. Aussi les professeurs une fois chassés, il y eut du Rhin à l’Oder un bel éclat d’indignation, et les souverains s’en expliquèrent comme la foule. Le roi de Hanovre fut tenu pour un barbare ; le pédantisme germanique s’insurgea contre ce soldat sans lettres.